Engagement


Cela faisait une demi-heure que le poste de radio diffusait les informations internationales lorsque Mathilde s’extirpa de ce rêve dans lequel elle commentait en direct l’entrée triomphante du commandant Marcos à Mexico. Comme à l’accoutumée, elle réalisa que ce rêve n’était que le résultat de ce lourd sommeil qui trahissait son refus quotidien d’aller travailler. Elle s’étira mollement et prit une douche froide qui eut pour unique effet non escompté de l’engourdir. C’est en mâchouillant lentement son muesli devant LCI qu’elle fit le désagréable constat que ses journées étaient perpétuellement habitées de sa passion d’antan : le journalisme. Bien que ce fût le métier inscrit sur son contrat de travail, elle vivait avec ce lourd regret d’avoir abandonné son statut d’envoyée spéciale pour suivre son mari et être plus présente auprès des enfants. Certes elle avait droit à une maison avec jardin et au calme de la province mais elle ne pouvait s’empêcher de vouloir redevenir celle qu’elle était avant : une femme active et aventureuse toujours prise entre deux avions, voyageant de Kinshasa à Beijing, sautant de son siège et faisant ses valises au moindre séisme, à la moindre guerre civile. Elle appréciait cet état nébuleux que lui procuraient les décalages horaires, les moments de solitude dans les hôtels parfois sordides où résonnaient au loin les tirs de mitraillette, la sensation de sortir d’un film d’action lorsqu’elle se retrouvait dans l’avion qui la ramenait sur Paris, le bonheur d’avoir ramassé un enfant blessé sur le bord d’une route et de l’avoir déposé à l’hôpital le plus proche... Et maintenant, parce qu’elle avait eu la bêtise de devenir une épouse docile, elle était réduite à couvrir les rubriques de chiens écrasés pour une télévision locale, à interviewer des petits vieux sourdingues sur les nuisances sonores de l’aéroport nouvellement construit dans la région.
La sonnerie de l’interphone interrompit sa réflexion, elle jeta un œil à l’horloge de la cuisine : huit heures et demie, elle allait encore devoir affronter les réflexions désobligeantes de son patron. Lorsqu’elle signa le recommandé que lui tendait le facteur, elle sut immédiatement que cette journée brumeuse de printemps 2001 annonçait le début d’une nouvelle vie.
Elle fit durer le plaisir en le mettant dans la poche de son imperméable et partit au bureau, prise d’une sensation de légèreté dont elle avait oublié l’existence. Et puis, arrivée devant l’immeuble minable de son entreprise, elle fit demi-tour et décida d’aller prendre un café au bistro du coin. Ce ne fut qu’après s’être installée tranquillement et avoir allumé une cigarette qu’elle décacheta l’enveloppe. Enfin... Le prononcé du divorce...
Derrière les mots austères et soporifiques du jargon juridique se cachait le tournant qui allait redonner du souffle à son existence de quadra en mal d’accomplissement. Elle rédigea immédiatement sa lettre de démission et alla au bureau de poste le plus proche pour expédier à son tour un recommandé libérateur.
Sa fille cadette était partie de la maison en septembre, elle était désormais détachée de toute obligation de présence parentale, elle pouvait prendre ses décisions sans l’aval marital, l’ancienne Mathilde audacieuse et volontaire pouvait enfin s’envoler de cette cage aux barreaux dorés.
De retour à sa maison familiale désertée, elle se prépara du thé avec la menthe du jardin et se mit aussitôt à consulter les offres d’emploi sur internet mais n’y trouva que des propositions de pigiste, de journaliste financier, de secrétaire de rédaction ou de chargé de communication. Les seuls postes d’envoyé spécial se situaient en Allemagne ou au Québec, et le plus souvent au statut de stagiaire. Rien qui ne correspondait à son aspiration la plus profonde : la présence sur le terrain. Elle qui avalait à longueur de journée des chiffres alarmants sur le marché de l’emploi, des reportages désolants sur les femmes divorcées en situation de précarité, elle réalisa Cela faisait une demi-heure que le poste de radio diffusait les informations internationales lorsque Mathilde s’extirpa de ce rêve dans lequel elle commentait en direct l’entrée triomphante du commandant Marcos à Mexico. Comme à l’accoutumée, elle réalisa que ce rêve n’était que le résultat de ce lourd sommeil qui trahissait son refus quotidien d’aller travailler. Elle s’étira mollement et prit une douche froide qui eut pour unique effet non escompté de l’engourdir. C’est en mâchouillant lentement son muesli devant LCI qu’elle fit le désagréable constat que ses journées étaient perpétuellement habitées de sa passion d’antan : le journalisme. Bien que ce fût le métier inscrit sur son contrat de travail, elle vivait avec ce lourd regret d’avoir abandonné son statut d’envoyée spéciale pour suivre son mari et être plus présente auprès des enfants. Certes elle avait droit à une maison avec jardin et au calme de la province mais elle ne pouvait s’empêcher de vouloir redevenir celle qu’elle était avant : une femme active et aventureuse toujours prise entre deux avions, voyageant de Kinshasa à Beijing, sautant de son siège et faisant ses valises au moindre séisme, à la moindre guerre civile. Elle appréciait cet état nébuleux que lui procuraient les décalages horaires, les moments de solitude dans les hôtels parfois sordides où résonnaient au loin les tirs de mitraillette, la sensation de sortir d’un film d’action lorsqu’elle se retrouvait dans l’avion qui la ramenait sur Paris, le bonheur d’avoir ramassé un enfant blessé sur le bord d’une route et de l’avoir déposé à l’hôpital le plus proche... Et maintenant, parce qu’elle avait eu la bêtise de devenir une épouse docile, elle était réduite à couvrir les rubriques de chiens écrasés pour une télévision locale, à interviewer des petits vieux sourdingues sur les nuisances sonores de l’aéroport nouvellement construit dans la région.
La sonnerie de l’interphone interrompit sa réflexion, elle jeta un œil à l’horloge de la cuisine : huit heures et demie, elle allait encore devoir affronter les réflexions désobligeantes de son patron. Lorsqu’elle signa le recommandé que lui tendait le facteur, elle sut immédiatement que cette journée brumeuse de printemps 2001 annonçait le début d’une nouvelle vie.
Elle fit durer le plaisir en le mettant dans la poche de son imperméable et partit au bureau, prise d’une sensation de légèreté dont elle avait oublié l’existence. Et puis, arrivée devant l’immeuble minable de son entreprise, elle fit demi-tour et décida d’aller prendre un café au bistro du coin. Ce ne fut qu’après s’être installée tranquillement et avoir allumé une cigarette qu’elle décacheta l’enveloppe. Enfin... Le prononcé du divorce...
Derrière les mots austères et soporifiques du jargon juridique se cachait le tournant qui allait redonner du souffle à son existence de quadra en mal d’accomplissement. Elle rédigea immédiatement sa lettre de démission et alla au bureau de poste le plus proche pour expédier à son tour un recommandé libérateur.
Sa fille cadette était partie de la maison en septembre, elle était désormais détachée de toute obligation de présence parentale, elle pouvait prendre ses décisions sans l’aval marital, l’ancienne Mathilde audacieuse et volontaire pouvait enfin s’envoler de cette cage aux barreaux dorés.
De retour à sa maison familiale désertée, elle se prépara du thé avec la menthe du jardin et se mit aussitôt à consulter les offres d’emploi sur internet mais n’y trouva que des propositions de pigiste, de journaliste financier, de secrétaire de rédaction ou de chargé de communication. Les seuls postes d’envoyé spécial se situaient en Allemagne ou au Québec, et le plus souvent au statut de stagiaire. Rien qui ne correspondait à son aspiration la plus profonde : la présence sur le terrain. Elle qui avalait à longueur de journée des chiffres alarmants sur le marché de l’emploi, des reportages désolants sur les femmes divorcées en situation de précarité, elle réalisaCela faisait une demi-heure que le poste de radio diffusait les informations internationales lorsque Mathilde s’extirpa de ce rêve dans lequel elle commentait en direct l’entrée triomphante du commandant Marcos à Mexico. Comme à l’accoutumée, elle réalisa que ce rêve n’était que le résultat de ce lourd sommeil qui trahissait son refus quotidien d’aller travailler. Elle s’étira mollement et prit une douche froide qui eut pour unique effet non escompté de l’engourdir. C’est en mâchouillant lentement son muesli devant LCI qu’elle fit le désagréable constat que ses journées étaient perpétuellement habitées de sa passion d’antan : le journalisme. Bien que ce fût le métier inscrit sur son contrat de travail, elle vivait avec ce lourd regret d’avoir abandonné son statut d’envoyée spéciale pour suivre son mari et être plus présente auprès des enfants. Certes elle avait droit à une maison avec jardin et au calme de la province mais elle ne pouvait s’empêcher de vouloir redevenir celle qu’elle était avant : une femme active et aventureuse toujours prise entre deux avions, voyageant de Kinshasa à Beijing, sautant de son siège et faisant ses valises au moindre séisme, à la moindre guerre civile. Elle appréciait cet état nébuleux que lui procuraient les décalages horaires, les moments de solitude dans les hôtels parfois sordides où résonnaient au loin les tirs de mitraillette, la sensation de sortir d’un film d’action lorsqu’elle se retrouvait dans l’avion qui la ramenait sur Paris, le bonheur d’avoir ramassé un enfant blessé sur le bord d’une route et de l’avoir déposé à l’hôpital le plus proche... Et maintenant, parce qu’elle avait eu la bêtise de devenir une épouse docile, elle était réduite à couvrir les rubriques de chiens écrasés pour une télévision locale, à interviewer des petits vieux sourdingues sur les nuisances sonores de l’aéroport nouvellement construit dans la région.
La sonnerie de l’interphone interrompit sa réflexion, elle jeta un œil à l’horloge de la cuisine : huit heures et demie, elle allait encore devoir affronter les réflexions désobligeantes de son patron. Lorsqu’elle signa le recommandé que lui tendait le facteur, elle sut immédiatement que cette journée brumeuse de printemps 2001 annonçait le début d’une nouvelle vie.
Elle fit durer le plaisir en le mettant dans la poche de son imperméable et partit au bureau, prise d’une sensation de légèreté dont elle avait oublié l’existence. Et puis, arrivée devant l’immeuble minable de son entreprise, elle fit demi-tour et décida d’aller prendre un café au bistro du coin. Ce ne fut qu’après s’être installée tranquillement et avoir allumé une cigarette qu’elle décacheta l’enveloppe. Enfin... Le prononcé du divorce...
Derrière les mots austères et soporifiques du jargon juridique se cachait le tournant qui allait redonner du souffle à son existence de quadra en mal d’accomplissement. Elle rédigea immédiatement sa lettre de démission et alla au bureau de poste le plus proche pour expédier à son tour un recommandé libérateur.
Sa fille cadette était partie de la maison en septembre, elle était désormais détachée de toute obligation de présence parentale, elle pouvait prendre ses décisions sans l’aval marital, l’ancienne Mathilde audacieuse et volontaire pouvait enfin s’envoler de cette cage aux barreaux dorés.
De retour à sa maison familiale désertée, elle se prépara du thé avec la menthe du jardin et se mit aussitôt à consulter les offres d’emploi sur internet mais n’y trouva que des propositions de pigiste, de journaliste financier, de secrétaire de rédaction ou de chargé de communication. Les seuls postes d’envoyé spécial se situaient en Allemagne ou au Québec, et le plus souvent au statut de stagiaire. Rien qui ne correspondait à son aspiration la plus profonde : la présence sur le terrain. Elle qui avalait à longueur de journée des chiffres alarmants sur le marché de l’emploi, des reportages désolants sur les femmes divorcées en situation de précarité, elle réalisaCela faisait une demi-heure que le poste de radio diffusait les informations internationales lorsque Mathilde s’extirpa de ce rêve dans lequel elle commentait en direct l’entrée triomphante du commandant Marcos à Mexico. Comme à l’accoutumée, elle réalisa que ce rêve n’était que le résultat de ce lourd sommeil qui trahissait son refus quotidien d’aller travailler. Elle s’étira mollement et prit une douche froide qui eut pour unique effet non escompté de l’engourdir. C’est en mâchouillant lentement son muesli devant LCI qu’elle fit le désagréable constat que ses journées étaient perpétuellement habitées de sa passion d’antan : le journalisme. Bien que ce fût le métier inscrit sur son contrat de travail, elle vivait avec ce lourd regret d’avoir abandonné son statut d’envoyée spéciale pour suivre son mari et être plus présente auprès des enfants. Certes elle avait droit à une maison avec jardin et au calme de la province mais elle ne pouvait s’empêcher de vouloir redevenir celle qu’elle était avant : une femme active et aventureuse toujours prise entre deux avions, voyageant de Kinshasa à Beijing, sautant de son siège et faisant ses valises au moindre séisme, à la moindre guerre civile. Elle appréciait cet état nébuleux que lui procuraient les décalages horaires, les moments de solitude dans les hôtels parfois sordides où résonnaient au loin les tirs de mitraillette, la sensation de sortir d’un film d’action lorsqu’elle se retrouvait dans l’avion qui la ramenait sur Paris, le bonheur d’avoir ramassé un enfant blessé sur le bord d’une route et de l’avoir déposé à l’hôpital le plus proche... Et maintenant, parce qu’elle avait eu la bêtise de devenir une épouse docile, elle était réduite à couvrir les rubriques de chiens écrasés pour une télévision locale, à interviewer des petits vieux sourdingues sur les nuisances sonores de l’aéroport nouvellement construit dans la région.
La sonnerie de l’interphone interrompit sa réflexion, elle jeta un œil à l’horloge de la cuisine : huit heures et demie, elle allait encore devoir affronter les réflexions désobligeantes de son patron. Lorsqu’elle signa le recommandé que lui tendait le facteur, elle sut immédiatement que cette journée brumeuse de printemps 2001 annonçait le début d’une nouvelle vie.
Elle fit durer le plaisir en le mettant dans la poche de son imperméable et partit au bureau, prise d’une sensation de légèreté dont elle avait oublié l’existence. Et puis, arrivée devant l’immeuble minable de son entreprise, elle fit demi-tour et décida d’aller prendre un café au bistro du coin. Ce ne fut qu’après s’être installée tranquillement et avoir allumé une cigarette qu’elle décacheta l’enveloppe. Enfin... Le prononcé du divorce...
Derrière les mots austères et soporifiques du jargon juridique se cachait le tournant qui allait redonner du souffle à son existence de quadra en mal d’accomplissement. Elle rédigea immédiatement sa lettre de démission et alla au bureau de poste le plus proche pour expédier à son tour un recommandé libérateur.
Sa fille cadette était partie de la maison en septembre, elle était désormais détachée de toute obligation de présence parentale, elle pouvait prendre ses décisions sans l’aval marital, l’ancienne Mathilde audacieuse et volontaire pouvait enfin s’envoler de cette cage aux barreaux dorés.
De retour à sa maison familiale désertée, elle se prépara du thé avec la menthe du jardin et se mit aussitôt à consulter les offres d’emploi sur internet mais n’y trouva que des propositions de pigiste, de journaliste financier, de secrétaire de rédaction ou de chargé de communication. Les seuls postes d’envoyé spécial se situaient en Allemagne ou au Québec, et le plus souvent au statut de stagiaire. Rien qui ne correspondait à son aspiration la plus profonde : la présence sur le terrain. Elle qui avalait à longueur de journée des chiffres alarmants sur le marché de l’emploi, des reportages désolants sur les femmes divorcées en situation de précarité, elle réalisaCela faisait une demi-heure que le poste de radio diffusait les informations internationales lorsque Mathilde s’extirpa de ce rêve dans lequel elle commentait en direct l’entrée triomphante du commandant Marcos à Mexico. Comme à l’accoutumée, elle réalisa que ce rêve n’était que le résultat de ce lourd sommeil qui trahissait son refus quotidien d’aller travailler. Elle s’étira mollement et prit une douche froide qui eut pour unique effet non escompté de l’engourdir. C’est en mâchouillant lentement son muesli devant LCI qu’elle fit le désagréable constat que ses journées étaient perpétuellement habitées de sa passion d’antan : le journalisme. Bien que ce fût le métier inscrit sur son contrat de travail, elle vivait avec ce lourd regret d’avoir abandonné son statut d’envoyée spéciale pour suivre son mari et être plus présente auprès des enfants. Certes elle avait droit à une maison avec jardin et au calme de la province mais elle ne pouvait s’empêcher de vouloir redevenir celle qu’elle était avant : une femme active et aventureuse toujours prise entre deux avions, voyageant de Kinshasa à Beijing, sautant de son siège et faisant ses valises au moindre séisme, à la moindre guerre civile. Elle appréciait cet état nébuleux que lui procuraient les décalages horaires, les moments de solitude dans les hôtels parfois sordides où résonnaient au loin les tirs de mitraillette, la sensation de sortir d’un film d’action lorsqu’elle se retrouvait dans l’avion qui la ramenait sur Paris, le bonheur d’avoir ramassé un enfant blessé sur le bord d’une route et de l’avoir déposé à l’hôpital le plus proche... Et maintenant, parce qu’elle avait eu la bêtise de devenir une épouse docile, elle était réduite à couvrir les rubriques de chiens écrasés pour une télévision locale, à interviewer des petits vieux sourdingues sur les nuisances sonores de l’aéroport nouvellement construit dans la région.
La sonnerie de l’interphone interrompit sa réflexion, elle jeta un œil à l’horloge de la cuisine : huit heures et demie, elle allait encore devoir affronter les réflexions désobligeantes de son patron. Lorsqu’elle signa le recommandé que lui tendait le facteur, elle sut immédiatement que cette journée brumeuse de printemps 2001 annonçait le début d’une nouvelle vie.
Elle fit durer le plaisir en le mettant dans la poche de son imperméable et partit au bureau, prise d’une sensation de légèreté dont elle avait oublié l’existence. Et puis, arrivée devant l’immeuble minable de son entreprise, elle fit demi-tour et décida d’aller prendre un café au bistro du coin. Ce ne fut qu’après s’être installée tranquillement et avoir allumé une cigarette qu’elle décacheta l’enveloppe. Enfin... Le prononcé du divorce...
Derrière les mots austères et soporifiques du jargon juridique se cachait le tournant qui allait redonner du souffle à son existence de quadra en mal d’accomplissement. Elle rédigea immédiatement sa lettre de démission et alla au bureau de poste le plus proche pour expédier à son tour un recommandé libérateur.
Sa fille cadette était partie de la maison en septembre, elle était désormais détachée de toute obligation de présence parentale, elle pouvait prendre ses décisions sans l’aval marital, l’ancienne Mathilde audacieuse et volontaire pouvait enfin s’envoler de cette cage aux barreaux dorés.
De retour à sa maison familiale désertée, elle se prépara du thé avec la menthe du jardin et se mit aussitôt à consulter les offres d’emploi sur internet mais n’y trouva que des propositions de pigiste, de journaliste financier, de secrétaire de rédaction ou de chargé de communication. Les seuls postes d’envoyé spécial se situaient en Allemagne ou au Québec, et le plus souvent au statut de stagiaire. Rien qui ne correspondait à son aspiration la plus profonde : la présence sur le terrain. Elle qui avalait à longueur de journée des chiffres alarmants sur le marché de l’emploi, des reportages désolants sur les femmes divorcées en situation de précarité, elle réalisaqu’il lui avait fallu quitter la sécurité de son CDI ennuyeux pour comprendre qu’on ne relançait pas sa carrière simplement par la motivation. Bizarrement, le goût de liberté qui lui chatouillait délicieusement les papilles quelques heures auparavant s’était subitement évanoui pour laisser place à une sorte d’amertume aux saveurs de remords. Comment allait-elle se réinsérer ? Réinsertion... Ce vocable qu’elle rencontrait plusieurs fois par jour sans la concerner passait soudainement du statut de concept à celui de réalité. Comment avait-elle pu penser, avec ses quarante-deux ans et son expérience de quinze ans de reportages au fin fond de l’Oise, qu’il lui suffirait de claquer la porte pour que l’univers des médias l’accueille à bras ouverts ? Soudain, elle eut une idée de génie : les relations. Elle alla fouiller les tiroirs de son secrétaire et en sortit le calepin sacré. Elle composa deux numéros non attribués, fit des excuses à cinq faux numéros, se fit rembarrer par la secrétaire de direction de son ancienne chaîne, tenta misérablement de raviver la mémoire de deux anciennes relations de travail, félicita quatre nouvelles mamans d’une progéniture nombreuse et déjà autonome, congratula un romancier, et fit ses condoléances à la femme d’un ancien collègue. Comme quoi les relations, ça fonctionne tant qu’on les entretient. Dépitée, elle navigua jusqu’au petit jour sur des sites d’information dans l’espoir – insatisfait – de tomber sur une offre d’emploi intéressante. Elle s’endormit sur le canapé à la lueur de son écran de veille et n’ouvrit l’œil qu’en fin de matinée, le regard charbonneux et le visage froissé.
Elle s’apprêtait à éteindre son ordinateur lorsque, fermant machinalement toutes les fenêtres pop-up qui s’étaient accumulées sur son écran, son attention fut portée sur l’une d’entre elles. Il s’agissait d’un appel aux dons de la Croix-Rouge pour la population afghane. Lorsque Mathilde cliqua sur le lien en question, ce fut une marée de souvenirs qui la submergea : décembre1979, l’armée rouge entame sa décennie d’occupation, des milliers de civils meurent ou sont amputés par les mines antipersonnel, les moudjahiddin organisent peu à peu la rébellion sous le commandement de Massoud, la frontière pakistanaise est en feu, la CIA apporte une aide matérielle aux mouvements anti-communistes, les Etats-Unis, suivis de cinquante autres pays, boycottent les Jeux Olympiques de Moscou. Elle avait suivi ces événements avec passion, mais sans autorisation de déplacement sur le terrain, du fait de son manque d’expérience. Elle se contentait alors de faire des analyses politiques sans véritable matière à exploiter, tentant de garder sa froide objectivité journalistique malgré la nébulosité du conflit.
Et puis son époux étant muté en 1984, elle qui avait pris du galon et avait déjà couvert la guerre Iran- Irak, l’éruption del Chichón au Mexique, l’invasion du Sud Liban par l’armée Israélienne et la guerre des Malouines en 1982, elle dut démissionner pour le suivre sans vraiment réfléchir aux conséquences de ce choix. Il ne s’agissait pas seulement d’un compromis amoureux, mais surtout de l’abandon de son ambition, de sa passion pour le danger, de la partie nomade et aventurière d’elle-même, de sa renommée dans le métier aussi. Elle s’était empressée de concevoir son deuxième enfant avant de quitter la capitale, histoire de se convaincre que cette nouvelle vie lui conviendrait. Mais, alors qu’elle avait assumé l’éducation de son fils par téléphone et par courrier, qui était parvenue à suivre ses résultats scolaires depuis les quatre coins de la planète, qui rattrapait le retard de câlins et d’affection pendant les fêtes et les vacances, elle se trouva bien médiocre en tant que mère sédentaire et se laissa aller à un baby-blues qui révélait un mal-être bien plus profond. Son couple pâtissait aussi de ce quotidien partagé, elle n’éprouvait plus le manque et l’extase des retrouvailles, elle le savait là, imperturbable et confortablement installé dans cette routine familiale qui faisait le bonheur de leurs amis en couple et la démoralisait au plus haut point. Ce qui la frustrait le plus, c’était d’assister passivement à la révolte de Tiananmen et à la chute du mur de Berlin puis plus tard aux guerres de Yougoslavie, Tchétchénie, Rwanda et à la prise de Kaboul par les Taliban .
Tout cela pour se retrouver au final seize années plus tard, essuyant les deux échecs de sa vie, rongée d’amertume et du sentiment d’avoir atteint le summum de la médiocrité.
Découragée, elle alla faire un tour en ville et traîna ainsi jusqu’au soir à ruminer ses idées noires.
Le lendemain fut un autre jour. Elle se leva la rage au ventre, envoya des candidatures spontanées à toutes les chaînes d’information, prête à toutes les concessions pour effectuer ne serait-ce qu’une mission de quinze jours.
Mais les réponses qui s’ensuivirent les semaines suivantes, malgré l’amabilité de leurs formules, ne furent que regrets de ne pouvoir lui proposer un poste, de ne pas être en période de recrutement, ou de constater qu’elle n’avait pas le profil correspondant à leurs attentes.
Et puis, parcourant sa boîte mail sans oser ouvrir les nouveaux messages, elle remarqua la newsletter de la Croix-Rouge, à laquelle elle s’était inscrite le jour de sa démission.
Naviguant un peu sur le site, l’appel du terrain la reprit de plus belle en s’arrêtant sur des clichés de femmes en burqa. Après tout, que désirait-elle le plus, qu’est ce qu’elle recherchait en voyageant de conflit en conflit, de pays dévastés en nations détruites ? Finalement elle réalisa qu’à travers leurs actions de secours auprès des populations, les organisations humanitaires étaient beaucoup plus au cœur de l’actualité que de simples reporters courant après les images chocs, gavés d’information et donc de désinformation, faisant parfois l’objet de manipulation par les belligérants, de messagers de la propagande à leur insu. Ce n’était pas en visitant quelques heures des villages délabrés pour revenir rédiger son article au calme d’une chambre d’hôtel que les professionnels de l’information pouvaient rendre compte de la réalité de la situation. Ils n’assistaient pas au quotidien à la détresse des veuves affamées, de ces diplômées de médecine ou de droit condamnées à la mendicité, de ces femmes auparavant libres et séduisantes contraintes de porter ces cages de tissu et de ne sortir qu’accompagnées d’un marham , au risque d’être fouettées ou frappées par la police religieuse si elles avaient le malheur de rire ou de dévoiler des ongles vernis.
Plus elle parcourait les pages du site, plus l’envie de participer se faisait irrépressible, elle tentait de se raisonner car elle s’avait qu’au fond elle n’avait aucune expérience de l’humanitaire, que l’engagement journalistique lui paraissait dérisoire face à celui de ces volontaires, le plus souvent spécialistes dans les domaines d’urgence tels que la médecine, les travaux, la logistique ou la gestion. En quoi sa présence pourrait présenter une quelconque utilité dans un foyer à Kaboul, où les malades, les miséreux et les blessés affluent ?
Dénoncer... Voilà le besoin qui criait en elle : dire, révéler, dévoiler, prouver, parler au nom de ces civils victimes d’un gouvernement autoproclamé portant atteinte à tous les droits humains fondamentaux. Et comprendre surtout. Comment un pays à la culture et l’instruction si riche avait-t-il pu être pris en otage à ce point ?
Toutes ces questions qui ressurgissaient après tant d’années à végéter dans les rubriques de chiens écrasés lui semblaient irréelles par la violence qu’elles mettaient en exergue, et c’est la jeune diplômée du Celsa qui revenait à la vie après un coma de quinze ans, celle qui avait choisi cette voie par passion pour la vérité.Déterminée, elle composa le numéro de l’association, et, quand la standardiste répondit, elle perdit tous ses moyens, et, ne sachant comment se présenter, elle raccrocha.
L’ardeur qui la ravivait soudain l’empêcha de dormir, et dès le lendemain, elle bondit de son lit et prit le premier train jusqu’à Paris, pour se rendre directement au siège français de l’organisation.
Arrivée devant le 98 rue Didot, elle se présenta à l’accueil et demanda si elle pouvait rencontrer quelqu’un capable de la renseigner sur les besoins à Kaboul. Rendez- vous fut pris le lendemain même à 14h. Elle alla se promener du côté de Saint Sulpice et dégusta un chocolat viennois derrière la vitre d’une chaude brasserie parisienne. Dans ce tumulte du quartier Saint Germain où se croisaient de jeunes auteurs et de savants éditeurs, où les conversations de comptoir allaient bon train, où les amoureux illégitimes se donnaient secrètement rendez-vous, elle se sentit retrouver la fougue de ses vingt ans, quand l’inconnu ne l’effrayait pas car c’est elle qui décidait de s’y confronter.
Le lendemain, arrivant dix minutes en avance à son entretien, Mathilde patienta au siège de la Croix Rouge, feuilletant les brochures et se plongeant dans les photos des événements les plus marquants de ces deux dernières décennies, allait-elle activement prendre part à ceux qu’il restait à venir ? Un homme de sa génération, le corps tonique et la peau marquée par le soleil interrompit sa rêverie en se présentant à elle : Vincent Marchal, chargé de mission à Kaboul, de passage à Paris pour une conférence. Cet homme était chirurgien et gérait un centre d’accueil au cœur de la capitale afghane où il recueillait les femmes et enfants blessés ou dans la misère.
Il lui pria de le suivre dans une pièce sombre, lui offrit un café et s’assit non pas en face d’elle mais à ses côtés.
- Alors Mathilde, qu’est-ce qui vous amène ici ? lui demanda-t-il sur un ton presque enjoué.
- Et bien, pour tout vous dire, je suis en quête de vérité. Répondit-elle sans trop savoir.
- Aussi crue soit-elle ?
- Oui surtout dans cette catégorie.
- Il faut croire que vous avez frappé à la bonne porte dans ce cas.
S’ensuivit un long échange de quatre heures où Vincent lui expliqua le plus précisément possible la gravité de la situation pour la population afghane, les besoins humanitaires criants dans cette région, le mutisme déplorable des organisations internationales quant à la dictature talibane sur place, l’enlisement progressif du pays dans une profonde régression. Mathilde, fascinée par l’esprit d’analyse à la fois économique et politique du médecin, partagea sa révolte et lui expliqua en quoi elle souhaitait se rendre utile. Cependant, comme elle l’avait pressenti, Vincent lui rétorqua :
- Mathilde, je suis extrêmement touché par votre volontarisme mais vous n’êtes pas sans savoir que nous recherchons essentiellement des personnes ayant des compétences médicales ou logistiques dans ce contexte... Je suis parfaitement ouvert à ce que vous vous fassiez le porte-parole de notre cause mais je doute que le fait de vous engager ne vous isole plus que de faire rayonner le message que vous souhaitez porter.
- Je m’attendais à ce que vous me fassiez part de ces doutes mais sachez que ce qui fait la faiblesse de mon métier, c’est évidemment le recul excessif que prennent les journalistes vis-à-vis des événements, et, même si je mesure l’extrême gravité du contexte en Afghanistan au travers de votre témoignage, il me semble absolument nécessaire de me plonger dans votre quotidien pendant une période suffisamment significative pour en prendre la réelle mesure, m’en imprégner au maximum et dénoncer les faits avec la plus précise objectivité. Et je n’obtiendrai pas ce résultat sans une immersion totale. Vous avez vous-même exprimé votre révolte quant au silence des médias sur ce pays en crise, c’est en prenant pleinement part à votre mission que nous gagnerons en crédibilité et que nous nous ferons entendre. De plus, je ne suis pas qualifiée en temps que médecin mais ces quinze dernières années j’ai été une mère, et même si techniquement je ne vous apporterai rien de plus, je sais qu’humainement je saurai me rendre utile, et puis quoi de mieux que le terrain pour se former ? Je ne tiens pas à vous faire perdre de votre temps d’autant plus précieux qu’il y a urgence mais je vous demande de réfléchir à ma proposition : ce que je vous offre ce ne sont pas des bras mais un porte-voix, afin que votre message atteigne les plus hautes sphères internationales et que vous obteniez ainsi un soutien massif à votre combat.
- Parfait, j’ai entendu votre requête, je vous demande de me laisser réfléchir le temps de mon séjour ici, je vous tiendrai au courant de ma décision dans les deux prochains jours.
Les quarante-huit heures qui s’ensuivirent parurent terriblement longues à Mathilde, elle passa le plus clair de son temps à l’hôtel, attendant fébrilement l’appel du docteur Marchal. Lorsqu’enfin le moment fut venu, elle fut incapable de même prononcer le « allô » de rigueur. La voix de Vincent était grave, malgré la réponse positive qui s’ensuivit, il tenait à la mettre en garde contre toute désillusion et tous les sentiments qui allaient irrémédiablement l’assaillir au cours de cette mission de un an : euphorie, peur, découragement, souffrance, sentiment d’inutilité, espoir, déception, révolte, et surtout épuisement et désir de capitulation. La joie de retrouver ses sensations d’antan fit immédiatement place au doute : allait-elle être capable d’affronter la réalité de si près ? Pouvait-elle imaginer ce à quoi elle allait assister sans possibilité d’appuyer sur la touche pause ?
Les jours qui s’ensuivirent ne lui laissèrent guère le temps de s’appesantir sur ce qui l’attendait : entre le déménagement, les démarches administratives et la formation à la Croix Rouge, Mathilde ne trouva même pas le temps de passer saluer ses enfants, elle qui souhaitait célébrer ce nouveau départ par une fête, ce n’est qu’une fois assise dans l’avion qu’elle réalisa qu’il était trop tard.
C’était une soirée des plus calmes à Kaboul, pour la première fois depuis des semaines, aucun blessé n’avait été recensé, et la rumeur quotidienne du stade ne s’était pas faite entendre, comme si les bourreaux avaient décidé d’observer un jour chômé. Mathilde était tranquillement assise dans la cour à siroter un thé avec Irina, l’infirmière bulgare, et réalisait, aux cris des enfants qui jouaient de l’autre côté du mur, au brouhaha tranquille du marché, au son des sabots mêlé aux klaxons, que les coups de fouet et les braillements de la police talibane étaient délicieusement absents. Il lui fallait expérimenter cette trêve auditive pour réaliser à quel point l’être humain était capable de s’adapter à l’innommable, de s’acclimater aux violences quotidiennes d’une dictature militaire. Elle en fit la réflexion à Irina, qui, tendant l’oreille, hocha la tête en esquissant un sourire apaisé.
Vincent interrompit leur méditation en prenant place à leurs côtés. Mathilde se sentait délicieusement paisible, elle échangea un regard avec Vincent, et remarqua qu’il paraissait encore plus jeune en cet instant de quiétude.
- Belle soirée pour aller prendre un verre n’est-ce pas ? dit-il l’œil pétillant.
- Merci Vincent, l’espace d’un instant on a bien failli croire que c’était possible, nécessaire de me plonger dans votre quotidien pendant une période suffisamment significative pour en prendre la réelle mesure, m’en imprégner au maximum et dénoncer les faits avec la plus précise objectivité. Et je n’obtiendrai pas ce résultat sans une immersion totale. Vous avez vous-même exprimé votre révolte quant au silence des médias sur ce pays en crise, c’est en prenant pleinement part à votre mission que nous gagnerons en crédibilité et que nous nous ferons entendre. De plus, je ne suis pas qualifiée en temps que médecin mais ces quinze dernières années j’ai été une mère, et même si techniquement je ne vous apporterai rien de plus, je sais qu’humainement je saurai me rendre utile, et puis quoi de mieux que le terrain pour se former ? Je ne tiens pas à vous faire perdre de votre temps d’autant plus précieux qu’il y a urgence mais je vous demande de réfléchir à ma proposition : ce que je vous offre ce ne sont pas des bras mais un porte-voix, afin que votre message atteigne les plus hautes sphères internationales et que vous obteniez ainsi un soutien massif à votre combat.
- Parfait, j’ai entendu votre requête, je vous demande de me laisser réfléchir le temps de mon séjour ici, je vous tiendrai au courant de ma décision dans les deux prochains jours.
Les quarante-huit heures qui s’ensuivirent parurent terriblement longues à Mathilde, elle passa le plus clair de son temps à l’hôtel, attendant fébrilement l’appel du docteur Marchal. Lorsqu’enfin le moment fut venu, elle fut incapable de même prononcer le « allô » de rigueur. La voix de Vincent était grave, malgré la réponse positive qui s’ensuivit, il tenait à la mettre en garde contre toute désillusion et tous les sentiments qui allaient irrémédiablement l’assaillir au cours de cette mission de un an : euphorie, peur, découragement, souffrance, sentiment d’inutilité, espoir, déception, révolte, et surtout épuisement et désir de capitulation. La joie de retrouver ses sensations d’antan fit immédiatement place au doute : allait-elle être capable d’affronter la réalité de si près ? Pouvait-elle imaginer ce à quoi elle allait assister sans possibilité d’appuyer sur la touche pause ?
Les jours qui s’ensuivirent ne lui laissèrent guère le temps de s’appesantir sur ce qui l’attendait : entre le déménagement, les démarches administratives et la formation à la Croix Rouge, Mathilde ne trouva même pas le temps de passer saluer ses enfants, elle qui souhaitait célébrer ce nouveau départ par une fête, ce n’est qu’une fois assise dans l’avion qu’elle réalisa qu’il était trop tard.
C’était une soirée des plus calmes à Kaboul, pour la première fois depuis des semaines, aucun blessé n’avait été recensé, et la rumeur quotidienne du stade ne s’était pas faite entendre, comme si les bourreaux avaient décidé d’observer un jour chômé. Mathilde était tranquillement assise dans la cour à siroter un thé avec Irina, l’infirmière bulgare, et réalisait, aux cris des enfants qui jouaient de l’autre côté du mur, au brouhaha tranquille du marché, au son des sabots mêlé aux klaxons, que les coups de fouet et les braillements de la police talibane étaient délicieusement absents. Il lui fallait expérimenter cette trêve auditive pour réaliser à quel point l’être humain était capable de s’adapter à l’innommable, de s’acclimater aux violences quotidiennes d’une dictature militaire. Elle en fit la réflexion à Irina, qui, tendant l’oreille, hocha la tête en esquissant un sourire apaisé.
Vincent interrompit leur méditation en prenant place à leurs côtés. Mathilde se sentait délicieusement paisible, elle échangea un regard avec Vincent, et remarqua qu’il paraissait encore plus jeune en cet instant de quiétude.
- Belle soirée pour aller prendre un verre n’est-ce pas ? dit-il l’œil pétillant.
- Merci Vincent, l’espace d’un instant on a bien failli croire que c’était possible,nécessaire de me plonger dans votre quotidien pendant une période suffisamment significative pour en prendre la réelle mesure, m’en imprégner au maximum et dénoncer les faits avec la plus précise objectivité. Et je n’obtiendrai pas ce résultat sans une immersion totale. Vous avez vous-même exprimé votre révolte quant au silence des médias sur ce pays en crise, c’est en prenant pleinement part à votre mission que nous gagnerons en crédibilité et que nous nous ferons entendre. De plus, je ne suis pas qualifiée en temps que médecin mais ces quinze dernières années j’ai été une mère, et même si techniquement je ne vous apporterai rien de plus, je sais qu’humainement je saurai me rendre utile, et puis quoi de mieux que le terrain pour se former ? Je ne tiens pas à vous faire perdre de votre temps d’autant plus précieux qu’il y a urgence mais je vous demande de réfléchir à ma proposition : ce que je vous offre ce ne sont pas des bras mais un porte-voix, afin que votre message atteigne les plus hautes sphères internationales et que vous obteniez ainsi un soutien massif à votre combat.
- Parfait, j’ai entendu votre requête, je vous demande de me laisser réfléchir le temps de mon séjour ici, je vous tiendrai au courant de ma décision dans les deux prochains jours.
Les quarante-huit heures qui s’ensuivirent parurent terriblement longues à Mathilde, elle passa le plus clair de son temps à l’hôtel, attendant fébrilement l’appel du docteur Marchal. Lorsqu’enfin le moment fut venu, elle fut incapable de même prononcer le « allô » de rigueur. La voix de Vincent était grave, malgré la réponse positive qui s’ensuivit, il tenait à la mettre en garde contre toute désillusion et tous les sentiments qui allaient irrémédiablement l’assaillir au cours de cette mission de un an : euphorie, peur, découragement, souffrance, sentiment d’inutilité, espoir, déception, révolte, et surtout épuisement et désir de capitulation. La joie de retrouver ses sensations d’antan fit immédiatement place au doute : allait-elle être capable d’affronter la réalité de si près ? Pouvait-elle imaginer ce à quoi elle allait assister sans possibilité d’appuyer sur la touche pause ?
Les jours qui s’ensuivirent ne lui laissèrent guère le temps de s’appesantir sur ce qui l’attendait : entre le déménagement, les démarches administratives et la formation à la Croix Rouge, Mathilde ne trouva même pas le temps de passer saluer ses enfants, elle qui souhaitait célébrer ce nouveau départ par une fête, ce n’est qu’une fois assise dans l’avion qu’elle réalisa qu’il était trop tard.
C’était une soirée des plus calmes à Kaboul, pour la première fois depuis des semaines, aucun blessé n’avait été recensé, et la rumeur quotidienne du stade ne s’était pas faite entendre, comme si les bourreaux avaient décidé d’observer un jour chômé. Mathilde était tranquillement assise dans la cour à siroter un thé avec Irina, l’infirmière bulgare, et réalisait, aux cris des enfants qui jouaient de l’autre côté du mur, au brouhaha tranquille du marché, au son des sabots mêlé aux klaxons, que les coups de fouet et les braillements de la police talibane étaient délicieusement absents. Il lui fallait expérimenter cette trêve auditive pour réaliser à quel point l’être humain était capable de s’adapter à l’innommable, de s’acclimater aux violences quotidiennes d’une dictature militaire. Elle en fit la réflexion à Irina, qui, tendant l’oreille, hocha la tête en esquissant un sourire apaisé.
Vincent interrompit leur méditation en prenant place à leurs côtés. Mathilde se sentait délicieusement paisible, elle échangea un regard avec Vincent, et remarqua qu’il paraissait encore plus jeune en cet instant de quiétude.
- Belle soirée pour aller prendre un verre n’est-ce pas ? dit-il l’œil pétillant.
- Merci Vincent, l’espace d’un instant on a bien failli croire que c’était possible,répondit Mathilde d’un air réprobateur.
Irina se leva, s’étira langoureusement et prit congé de ses collègues. Vincent la regarda s’éloigner et renchérit :
- Garçon, un whisky glace et un mojito pour la demoiselle s’il vous plait !
- Arrête un peu, je vais finir par sauter dans le premier avion !
- A quoi bon prendre la fuite quand nous passons un si agréable moment ?
- Dans un cadre tout aussi agréable... répondit-elle dans un soupir.
- Oula je vois bien mademoiselle que vous avez le cœur lourd, décidément un p’tit remontant vous ferait le plus grand bien !
- Ce n’est pas faute d’en prendre mon bon monsieur, qu’est ce que sera ce soir : un petit lexomil anxiolytique ou un tercian neuroleptique ?
- Point n’en faut point n’en faut, ne bougez pas j’ai exactement de quoi vous satisfaire.
Sur ce, Vincent se dirigea vers une plate-bande, arracha quelques feuilles, les mit dans la poche de sa blouse et courut en direction de son bureau.
A peine une minute plus tard, il revint avec deux verres et, en tendant un à Mathilde s’écria : le mojito de môdame est avancé !
- Mais où as-tu trouvé ça ? lui dit-elle soufflée.
- Une innocente bouteille d’eau minérale envoyée par des amis astucieux. Pour une fois qu’on ne me la confisque pas ! dit-il avec la tête d’un gamin qui vient de faire une bonne farce.
Faisant tinter son verre contre celui de Mathilde, il ajouta en humant son whisky :
- De mon côté ce sera un ice tea légèrement éthylique. Mais il nous faut bien trouver quelque chose à célébrer ?!
- Je trinque.... A l’alcool !
- Et à Bacchus !
- Désolé ils m’ont réquisitionné l’eau gazeuse qui allait dans la composition de ton cocktail.
- N’allons pas noyer ce délicieux breuvage malheureux ! Hummmmm tu ne peux pas imaginer le bonheur que c’est ...
- Ah je préfère ça, à la tienne collègue !
- A la tienne patron !
- Dis-donc si tu continues à m’appeler comme ça je vais t’appeler subalterne !
Ils restèrent ainsi à plaisanter et picoler jusqu’à ce que la lune rousse fasse son apparition dans la voûte étoilée. Comme Mathilde se levait pour aller chercher une pashminâ, Vincent bondit de son siège et lui dit :
- Tu ne vas pas déjà te coucher ? Il me reste encore plein de rhum !
- Non non, c’est juste que j’ai un peu froid...
- Pas de problème, montons dans ta chambre !
- Faites attention jeune homme vous ne savez pas à qui vous avez affaire... lui répondit Mathilde l’œil enjôleur.
- Ohohoh mais vous non plus mon enfant, rétorqua-t-il en ricanant. ̈
Arrivés à l’étage, ils rasèrent les murs tels deux collégiens amusés du danger de se faire attraper ensemble. Mathilde s’arrêtait à chaque recoin, guettait les allers et venues des infirmières et faisait signe à Vincent quand la voie était libre. Gloussant comme des gamins, ils parvinrent à la porte de Mathilde et s’engouffrèrent dans la pièce en retenant tant que possible leurs éclats de rires, en vain... Mathilde se précipita sur son lit grinçant et s’enveloppa dans la couverture tout en scrutant le fond de son verre vide. Vincent se précipita dans les toilettes et se vida la vessie sans prendre la peine de fermer la porte. Tandis qu’il remontait sa braguette, il seretourna pour lui demander de préparer deux autres verres. Mathilde s’exécuta avec joie et constata amèrement qu’il n’y avait plus de glaçons dans son mini frigo. Qu’importe, ils étaient suffisamment ivres pour ne plus porter attention à la température du breuvage. Vincent s’assit sur l’unique chaise de la pièce et leva de nouveau son verre avant d’en boire une grande lampée. Il observa les quelques photos sur le bureau et s’étonna à voix haute de n’y voir que des paysages, Mathilde rétorqua que ses enfants étaient bien moins expressifs que ces champs de lavande et couchers de soleil. Vincent marqua un arrêt et éclata de rire en surprenant l’étincelle de malice qui brillait dans les yeux de Mathilde. En fait, se justifia-t-elle, les photos de ses deux monstres ne la quittaient pas de la journée, et elle les sortit de la poche de sa chemise. Vincent fit des allers et retours entre les clichés et le visage de sa collègue, puis dubitatif demanda :
- Arrête, ils sont à qui ces gosses ? Tu les as dénichées où ces photos ?
- Quoi qu’est-ce que ça veut dire ça ?
- Mais ils sont bien trop vieux pour être à toi voyons !
- Bah alors docteur, on ne connaît plus l’âge de maturation sexuelle chez la femme ? Je les ai eus un peu tôt certes mais plus tard que nos grands-mères quand même ! Vincent s’arrêta net et ne quitta plus les photos des yeux, cherchant toujours à savoir si Mathilde plaisantait ou non, à croire que l’alcool avait déjà bien entamé ses sens.
- Ah oui c’est à vous tout ça alors, mais quel âge ça vous fait mademoiselle ? lui demanda-t-il avec une voix de crooner passé de mode.
- Bien trop pour vous le révéler gamin !
- Mais regarde les miens : ils leur arrivent aux genoux à peine, et pourtant on est de la même année non ?! dit-il en sortant à son tour des photos.
- Et oui tout le monde ne peut pas être précoce, répondit Mathilde avec un clin d’œil. - Ahlala je savais bien qu’il fallait que je fasse des études plus courtes, j’aurais eu le temps de vivre une vie de plus !
A cette phrase, le visage de Mathilde s’assombrit, en effet elle avait vécu une vie de plus, mais pour quoi au bout du compte ? Pas d’époux impatient d’avoir un coup de fil, personne qui ne pense à elle plus d’une fois la semaine et encore... Cette vie supplémentaire, elle l’avait traversée entre deux énormes parenthèses tellement infranchissables qu’elle ne recevait pas de colis d’amis inquiets de son confort. Elle n’avait pas de dessins d’enfants à accrocher au mur avec écrit en lettres maladroites et baveuses : « Tu nous manques maman ». Elle repartait réellement de zéro et tout ce qu’elle avait trouvé à faire, c’était s’exiler dans un pays dénué de toute liberté d’expression. Finalement elle était comme ces femmes afghanes vers lesquelles elle croyait voler au secours, sa Burqa c’était la distance qu’elle avait volontairement mise entre elle et les rares amis qu’il lui restait en France. Mais elle n’avait pas sa Mathilde à elle pour l’écouter et prendre soin d’elle, pour tâcher de la socialiser et lui redonner du courage.
Comme s’il lisait dans ses pensées, Vincent prit place à ses côtés et la prit dans ses bras. Ses bras... Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Vincent touchait Mathilde. Et non pas subrepticement, il l’étreignait, une véritable étreinte de quelqu’un de confiant qui cherche à vous rassurer. Surprise par cette sensation qu’elle avait remisée aux oubliettes, Mathilde était totalement étourdie par la chaleur de ce corps, la douceur avec laquelle ces mains reposaient sur son dos, l’odeur de ce collègue qui se faisait ami en ce moment privilégié. Bouleversée par ce retour presque brutal au sens du toucher, chaque partie de son épiderme endurci par les épreuves frémissant d’un émoi soudain, Mathilde sentit une vague de douceur teintée de mélancolie l’envahir et elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Plus lesgouttes perlaient sur ses joues, plus elle se sentait reconnectée à son corps qui s’éveillait enfin à tant d’émotions refoulées. Et dans cette étreinte son âme endolorie se réconciliait peu à peu avec son enveloppe charnelle qui lui avait tant servi de cuirasse. C’est tout son être qui fondait dans la tiédeur des bras de Vincent, peu à peu la croûte endurcie qu’elle s’était façonnée pendant des années se fissurait de toutes parts pour laisser place au moelleux et à la volupté de l’empathie envers elle- même, le petit cœur chaud qui palpitait dans une simple fonctionnalité de survivance s’animait soudainement, pris de soubresauts d’émotions qui battaient à l’unisson avec le rythme de ses sanglots.
Vincent, lui, ne comprenait pas ce qui l’avait conduit à ce geste spontané, lui qui n’avait pas était éduqué aux élans tactiles. Contrairement aux apparences, cet homme généreux se consacrant corps et âme au secours des plus démunis n’était absolument pas doué d’empathie. Peut-être était-ce cela qui faisait sa force d’ailleurs, car s’il avait dû parcourir les territoires les plus dévastés en adhérant à la douleur de leurs populations, peut-être cela l’aurait-il mené tout droit à la dépression. En effet, l’empathie empêche bien souvent la distanciation nécessaire à l’efficacité. Combien de fois avait-il dû essuyer les démissions de ses recrues les plus impliqués et les plus volontaires dans le combat contre les injustices ? L’expérience du terrain lui avait fait comprendre qu’il ne valait mieux pas opter pour des recrues révoltées par la misère et l’avilissement, mais plutôt pour des personnes douées d’un professionnalisme presque non politiquement correct dans le domaine de l’humanitaire, d’ambition personnelle et de suffisamment d’orgueil pour prétendre résoudre les situations économiques et sécuritaires les plus complexes.
Et à cet instant, le voilà, l’homme presque froid et intransigeant envers la fragilité des membres de l’ONG, qui serrait dans ses bras une Mathilde frémissante et vulnérable. A travers ce petit corps frêle et tremblotant qui se pelotonnait dans sa chaleur corporelle, c’est une partie refoulée de lui-même qui s’exprimait sourdement, grondant tel un gémissement qu’on étouffe pour conserver sa dignité. Mais cette compassion soudaine n’avait rien à voir avec celle qu’il rejetait dans le contexte professionnel. Non, il s’agissait plutôt du partage de son esseulement, qui le renvoyait au manque de sa famille, à la sensation d’être entendu sans être véritablement compris quant à son choix de vie. Même si son épouse admirait profondément son engagement et le soutenait dans sa démarche, il savait bien au fond que celle-ci vivait cette situation comme une sorte d’abandon, de fuite en avant qui se payait au sacrifice de leur couple et de leur famille. Voilà ce qui faisait de Mathilde et de Vincent deux êtres unis dans le combat, subissant tous deux la désapprobation silencieuse de leur entourage.
Troublé, il relâcha son étreinte et Mathilde, embarrassée, leva ses yeux humides vers lui. Ils se fixèrent ainsi pendant une minute qui sembla durer une éternité. Dans le regard bleu de son amie, Vincent se laisser plonger tel Narcisse dans son reflet, il y observait ainsi les tréfonds de son propre inconscient, de son âme meurtrie par la sensation de solitude dans sa cause. Mathilde avala un dernier sanglot et rompit le silence :
- Tu sais Vincent... commença-t-elle par bredouiller, j’ai bien conscience que je prends un risque en te parlant de ça...
Il l’interrompt :
- Ne vas pas tout gâcher dans ce cas, tu peux encore changer d’avis...
- Non, lui répondit-elle, je ne peux plus garder cela pour moi, j’ai suffisamment réfléchi et il faut absolument que je me libère de ce poids.
- Mathilde, je sais par avance ce que tu comptes me dire, mais avant de me balancer ton argumentaire déjà bien rôdé, je t’implore de prendre du recul et de réaliser tout le chemin que nous avons parcouru ensemble ces quatre derniers mois.
- Justement, c’est bien de cela qu’il s’agit, cela fait suffisamment longtemps pour se faire une idée tu ne crois pas ? Et puis, ce sont des choses que l’on ne maîtrise pas, malgré toute la volonté du monde...
- Ne dis pas ça je t’en prie, pas toi, tu es la meilleure dans ton domaine, nous sommes identiques tous les deux, nous avons la même force de caractère, tu ne peux pas tout lâcher comme ça.
Eberluée, Mathilde prit conscience du quiproquo et se rendit compte du ridicule de la situation. Tandis qu’elle larmoyait dans son coin sur l’improbabilité d’une relation avec Vincent tout en cultivant un espoir dérisoire, elle se trouvait désormais devant le fait accompli : Vincent n’y avait pas songé une seconde, tout ce qui l’inquiétait, c’était son désistement. Tandis qu’elle se décomposait, il continuait son discours :
- Je sais que tu n’as pas de formation médicale et j’imagine bien que cela doit être d’autant plus terrible pour toi, toi qui n’as jamais eu l’occasion auparavant de voir un service d’urgence de près. Mais tu ne réalises pas à quel point ton aide nous est indispensable, tu apportes tellement à ces femmes car toi tu n’as pas été déformée par le métier. Nous autres du corps médical, nous ne voyons que des plaies en surface et ne sommes là que pour les panser, nous n’avons affaire qu’à de simples patients. Tandis que toi... toi tu as cette formidable aptitude à les traiter d’égal à égal, à les remettre au statut d’être humain, à leur soigner leurs blessures les plus profondes, celles qui touchent à leur dignité. Tu leur administres le meilleur médicament qu’il soit : l’écoute. Nous n’aurions jamais sauvé autant de vie sans ton aide, j’en suis intimement persuadé. Je t’admire tellement tu sais...
Troublée d’entendre Vincent s’ouvrir autant à elle, elle se dit qu’après tout, qu’était- ce d’autre qu’une déclaration d’amour intellectuel ? Qu’avait-elle à perdre à lui ouvrir les yeux sur une autre dimension de l’amour ? Regonflée et ne craignant plus le rejet, elle prit la parole à son tour :
- Ecoute-moi maintenant Vincent. Et je te demande de ne pas m’interrompre s’il te plaît. Je suis profondément touchée par les propos que tu viens de tenir et sache que mon admiration est réciproque, tu symbolises à mes yeux la bonté incarnée, et cela d’autant plus que tu y mets à profit tes compétences immenses en médecine. Je ne vaux pas plus que toi parce que j’éprouve de la compassion et agis en fonction d’elle, c’est le même mouvement qui nous anime tous les deux : le secours pour le bien d’autrui, et chacun nous adaptons au mieux en fonction de nos talents pour répondre à notre manière au besoin des blessés. Et c’est une complémentarité extraordinaire qui fait que l’un sans l’autre, nous ne serions pas aussi efficaces. Même si tu as très bien cerné mes périodes de remise en question et les difficultés que je rencontre dans cette expérience, ce n’est pas de cela que je souhaitais te parler. En effet, je ne vais pas nier que l’idée de partir ne m’ait pas caressé l’esprit, mais je n’en ai pas l’intention.
Mathilde observa une pause, persuadée que cette phrase allait le faire réagir, mais Vincent s’était mis en pleine position d’écoute, il ne la lâchait pas des yeux, pendu à ses lèvres. A le voir ainsi tellement disposé à l’écouter, elle n’en ressentit que plus d’émotion encore et aurait souhaité figer ce moment pour l’éternité. Avalant sa salive, elle poursuivit :
- Voilà Vincent, j’ai bien conscience que je devrais garder cela pour moi, mais mon admiration est telle que je suis tombée amoureuse de toi.
Vincent ne réagit pas tout de suite, comme s’il attendait une suite et que les mots que Mathilde venait de prononcer étaient anodins. Mais soudainement, il écarquilla les yeux et remua la tête comme quelqu’un qui vient de s’évanouir et reprend progressivement ses esprits. Il ne put prononcer qu’un imperceptible « Ah bon ? »avant de retrouver le silence.
Mathilde était totalement désemparée par cette absence de réaction, et n’avait absolument pas imaginé que cela se déroulerait de telle sorte. Pour tout dire, elle ne s’était strictement rien imaginé, tellement Vincent lui semblait impalpable, opaque. Et ce moment d’aveu qu’elle aurait dû vivre comme un soulagement, se révélait être en cet instant l’épisode le plus embarrassant de son existence.
Vincent non plus n’en menait pas large, et même s’il ressentait l’irrépressible nécessité de réagir, aucune parole ne lui venait, il avait les jambes coupées et la gorge nouée par cette révélation totalement inattendue. Et cela le renvoyait à tous les événements importants de sa vie auxquels il avait réagi par hermétisme, comme par crainte de se noyer dans les émotions, de perdre le contrôle de la situation. Il réalisait en cet instant que cette pudeur intrinsèque provoquait d’autant plus en lui le sentiment de perdre pied qu’il redoutait depuis toujours. Sonné, il se leva, et, bien que rongé de honte par son comportement, il ne trouva d’autre moyen que de se débarrasser de son état de gêne en lui souhaitant bonne nuit et en prenant la fuite. Le lendemain, ils passèrent tous deux leur journée à vaquer à leurs occupations habituelles, comme si la conversation de la veille n’avait jamais eu lieu. Mathilde avait du mal à se concentrer sur son travail et s’en voulait du fait que le réconfort qu’elle était censée apporter pâtisse de son état émotionnel. Décidemment, l’engagement humanitaire ne permettait aucune place au sentiment amoureux. Son cœur devait être entièrement disponible pour éviter que sa compassion ne soit parasitée.
Vincent de son côté tentait de vivre dans le déni, à vrai dire, il songeait à la douleur de son épouse si celle-ci avait pu entendre les aveux de Mathilde. Il était vrai que cette femme était terriblement séduisante, douce et brillante. Et la réalité de toutes ces qualités le frappait soudainement, lui qui avant les révélations de Mathilde n’avait fait que les apprécier au quotidien sans réellement les verbaliser. Ce qui l’angoissait le plus, c’était l’intuition de sa femme. En effet, les rarissimes fois où il avait été troublé par une autre, celle-ci l’avait tout de suite pressenti. Il en voulait furieusement à Mathilde de lui avoir ouvert son cœur aussi sincèrement car par sa faute, le concept d’infidélité lui traversait l’esprit. Non qu’il s’en sentait capable ou désireux, mais, avec cette déclaration, il ne pouvait plus vivre dans la confortable illusion d’une simple complicité amicale.
Il savait que dès lors il aurait le réflexe de ne plus parler aussi naturellement de Mathilde au cours de ses échanges téléphoniques avec sa femme, et que cela trahirait immédiatement son trouble. Il ne pouvait se permettre d’infliger davantage d’inquiétudes à son épouse.
Ses pensées furent soudainement interrompues par des cris dans le couloir, et il piqua trop profondément la fillette qu’il était en train de recoudre. Celle-ci se mit immédiatement à pleurer tandis que deux infirmières le pressaient de venir à leur rescousse. Il les congédia froidement, leur signifiant qu’il n’en avait pas fini avec sa jeune patiente.
Lorsqu’il arriva dans le couloir, cinq gardiens de la Vertu étaient déjà dans les chambres de patientes, à les fouetter à l’aide de fils électriques en profanant des extraits du Coran et en les insultant. Un homme en civil qui paraissait totalement enragé ouvrait toutes les portes avec fracas, soulevait les draps en jurant et bousculait les enfants sur son passage. Mathilde tentait de raisonner les policiers en les suppliant de quitter les lieux mais l’un deux, agacé par la présence de cette impied’occidentale, la gifla en la traitant de suppôt de Satan. Les miliciens traînaient sans ménagement les femmes dans le couloir et les alignaient contre le mur tandis qu’elles pleuraient et les suppliaient en se jetant à leurs genoux.
Dans un élan de bravoure, Vincent s’interposa et fut projeté au sol. Il se releva en s’essuyant le coin de la bouche et leur intima de sortir, leur rappelant qu’ils étaient sur un site humanitaire protégé par l’ONU et qu’ils n’avaient aucune légitimité d’autorité en ces lieux. Tandis que l’un d’entre eux s’apprêtait à le matraquer, l’homme en civil les interpela en hurlant de l’autre côté du couloir. Il traînait une femme qui réclamait la miséricorde d’Allah. Aussitôt les miliciens le rejoignirent, molestant et traitant la femme qu’ils enlevaient de putain vouée à la lapidation.


Publié le 7 octobre 2014

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L'auteur

Lea Golder

Âge : 42 ans
Situation : Célibataire
Localisation : Paris (75) , France
Profession : Finance et IT
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