Irrésistible


Je m’explique : le jour où j’ai rencontré Aurore, elle avait tout du crépuscule, rien de rayonnant en somme.
J’étais accoudé au comptoir d’une brasserie comme je les apprécie : des planches de charcuterie servies avec du bon pain, des serveurs en salopette et chemise à carreaux qui ont la gouaille des titis dignes des romans de Victor Hugo, et une clientèle cosmopolite, artiste, stylée en toute nonchalance, chacun ayant sa particularité qui fait tout le charme des bohèmes pas si bourgeois.
Aurore, sa particularité, c’était que contrairement au reste du monde, elle paraissait déguisée. On sentait qu’il lui fallait fournir des efforts surhumains pour adopter le style des rues et surtout l’adapter à son physique… comment dire… ingrat. Oui c’est le terme, cette femme était faite dans le désordre, toutes les caractéristiques recherchées chez une femme se trouvant aux mauvais emplacements : à peine de poitrine, des poignées qui inspiraient tout sauf l’amour, des jambes trop courtes et un buste trop long, le cou rentré, le menton fuyant, les yeux trop petits, bref dame nature ne lui avait pas fait de cadeau.
Et paradoxalement, elle affichait une sereine confiance en elle, un tel aplomb que c’en était presque indécent. Elle avait l’air de traquer le mâle sans complexe, installée en fond de salle à siroter son ballon de rouge, tout en balayant la salle du regard, tel un vautour tournoie au-dessus d’un mouton vulnérable destiné à en faire son repas.
J’ai bien conscience qu’il s’agit de méchanceté purement gratuite et inique, mais son physique m’inspirait le dégoût. 
J’ignore si tous les hommes réagissent comme moi, mais je ne peux m’empêcher d’observer une femme sans me l’imaginer au lit. Et cette pensée-là me donnait des nausées en ce qui concernait Aurore.
Parlons de sa proie maintenant, en l’occurrence vous l’aurez deviné : moi, Lucas, trente-quatre ans, journaliste à titre alimentaire et auteur en devenir, du moins en espoir de le devenir.
Si j’avais à me décrire d’un œil extérieur et objectif, je me définirais comme un beau mec. Rien du métrosexuel ou du mannequin en boxer Calvin Klein, je ne cultive guère ma plastique mais plutôt ma mâlitude. La coupe imparfaite, la barbe de trois jours, jamais d’autre parfum que mon odeur naturelle, un style proprement débraillé, et ça a le mérite de plaire à celles qui m’intéressent : des filles un peu mystiques, tout dans l’intellect, avec une originalité, un style non calculé, une allure féline.
Toujours est-il que lorsque le regard d’Aurore s’arrêta sur moi, je me sentis non flatté mais moqueur, limite insulté. De quel droit celle-là osait-elle m’envisager ? Et puis il se passa une demie-heure ainsi et peu à peu l’ironie laissa place au malaise, cette fille m’effrayait. Elle semblait tellement déterminée à m’engluer dans sa toile que je me sentais pris au piège. Feignant une subite envie de pisser, j’allai m’asperger le visage d’eau fraiche. Quel ne fut pas mon agacement quand, de retour au comptoir, je trouvai un verre plein à ma place et Aurore à côté…
Je comptais prendre la poudre d’escampette mais, n’ayant pas réglé ma note, je ne pouvais faire autrement que me préparer à affronter un mauvais quart d’heure. Je pris soin d’afficher mon visage des mauvais jours, et me postai à mon tabouret sans m’y asseoir, présentant ostensiblement mon dos à l’importune chasseuse. J’empoignai ma besace et sortis prestement mon portefeuille, signifiant clairement mon intention de déguerpir au plus vite, quand ma voisine non désirée s’empressa de m’adresser la parole :
- Vous ne buvez pas votre verre ?
Je frissonnai d’horreur à l‘idée qu’elle avait dépassé la limite que je redoutais, elle avait brisé le silence et par cette intervention intrusive était parvenue à son premier objectif : établir le contact. Il était hors de question que je ne la laisse violer mon espace vital avec une telle facilité.
Bien que mon attitude fut des plus ridicules, je feins de ne pas avoir entendu, leurre d’ailleurs totalement inefficace vu le bond que je venais de faire à ses premières paroles et l’empressement bien trop gros pour être crédible que j’affichais à sortir mes pièces de mon portefeuille.
Non dupe ni découragée pour autant, - c’est qu’elle devait être accoutumée aux râteaux, à tel point qu’elle y était blindée – elle opta pour une tactique des plus pernicieuses. Interpellant jovialement le serveur, elle fit une moue boudeuse et le prit à témoin :
- Ce jeune homme refuse le verre que je lui offre, vous trouvez ça correct ?
Je me retournai vers le barman qui me connaissait bien et lui jetai des regards suppliants, témoignant de mon refus absolu d’accepter ce cadeau empoisonné. Mais s’il y a bien un contexte dans lequel on ne peut absolument pas compter sur la solidarité masculine, c’est bien celui où un beau gosse se fait accoster par ce qu’on appelle vulgairement un thon. Trop content d’amuser la galerie en abusant de mon embarras évident, il m’adressa une bourrade sur l’épaule en clamant :
- Bin alors mon Lucas, on fait le numéro de la vierge effarouchée à cette charmante demoiselle ? Et il appuya bien sur le « charmante » tout en adressant un clin d’œil goguenard à mes collègues de comptoir qui réprimaient déjà leur fou rire.
Face à ma mine décomposée, il ne put s’empêcher d’ajouter, s’adressant à Aurore :
- Excusez-le, il est d’une timidité maladive, ne prenez pas ça pour de la goujaterie surtout…
Fort de son effet, les piliers de bar qui se mordaient les joues jusqu’au sang m’encouragèrent à prendre une gorgée.
- Allez mon vieux, tu vas pas rechigner à r’prendre un p’tit coup, ça t’ressemble pas !
Pris au piège, je levai mon verre d’un air penaud et y trempai mes lèvres avec dégoût bien qu’il s’agît de mon vin préféré.
Toute la clique salua mon acte de bravoure avec force d’applaudissements. Et le serveur acheva mon humiliation en nous chuchotant suffisamment fort pour que tout le monde entende :
- Bon on vous laisse faire connaissance maintenant que la glace est brisée.
Et de hurler dans la foulée :
- Laissez les tourtereaux tranquilles bande d’envieux !
Aurore, mise à l’aise par les encouragements de mes traitres de compères, - je ne pouvais me résoudre à penser qu’elle n’avait pas perçu les railleries dans leurs propos - , empoigna mon livre abandonné sur le comptoir et commenta :
- Boris Vian : une valeur sûre, ce livre est d’une sensualité à tout rompre.
L’ironie du sort voulut que j’étais en train de redécouvrir « Et on tuera tous les affreux ». Je ne pus retenir un rire nerveux.
J’avais beau faire tout mon possible pour vider mon verre au plus vite, la vilaine nausée qui m’assaillait les entrailles m’en empêchait. Vaincu par mon état comateux et le caractère inextricable de la situation, je me contentai donc d’annoner de vagues onomatopées à la logorrhée qu’elle m’infligeait, sans prêter attention au fond de ses propos.
Et puis, au fil de son monologue et de mon accoutumance à sa présence, je me mis à l’écouter sans pour autant pouvoir la regarder. Et à l’entendre, elle avait une bonne culture littéraire et un sens critique développé, bref une intelligence certaine. C’était donc ça la clé de sa confiance inébranlable en son pouvoir de séduction. Cela dit, au vu de sa plastique, je ne pus me résoudre au fait que le seul argument d’un esprit brillant fasse des ravages. J’étais même certain que son attitude ne pouvait être que le fruit d’une mascarade, son manque total de confiance en elle se mêlant intimement à un ego démesuré. Elle fonce tête baissée vers l’inaccessible sans laisser l’ombre d’un doute que vous ne lui échapperez, et là, une fois la proie ferrée, elle étale son intelligence pour vous illusionner sur son potentiel de séduction.
J’adore les femmes intelligentes. Cela trahit un machisme primaire, mais lorsqu’une femme s’avère être belle et brillante à la fois, cela me fascine, comme si les deux paramètres étaient totalement incompatibles. De surcroît, elles ont une fragilité terriblement touchante, ballottées qu’elles sont entre l’image de la belle plante forcément écervelée, et l’extra-terrestre de perfection qui fait systématiquement peur aux hommes. Bref, celles-là, si elles ont en plus une pincée de légèreté, de mystère et d’humour, ce sont les rares perles dont je suis tombé éperdument amoureux. Aventures qui n’ont malheureusement jamais duré dans la mesure où je porte très mal le sentiment amoureux, une catastrophe. J’y perds toute fierté et me transforme en stupide animal suppliant de caresses et d’intérêt, tout en entrant dans le jeu dangereux du besoin de soumettre l’autre, probablement pour me donner l’illusion que je maîtrise au moins l’objet de mes désirs à défaut de maîtriser mon état.
À mesure que je m’égarais dans ces pensées, je ne portais guère plus attention aux propos d’Aurore mais mon ouïe était chatouillée par sa voix. La situation devait paraître des plus cocasses d’un point de vue extérieur puisque celle-ci ne cessait de discuter calmement malgré le fait que je ne la regardasse pas. On aurait dit un soliloque paisible qui n’a rien d’un radotage dans la mesure où les paroles en sont sensées.
Sa voix… Une voix de présentatrice de radio jazz qui vous berce délicieusement lors de vos insomnies. Une voix qui vous caresse et vous fait fantasmer de se lover dedans et de s’en envelopper totalement. Une voix qui vous coupe le souffle et vous assomme de langueur quand vous appelez une inconnue et que c’est cette suavité qui vous répond. Une voix qui n’a guère besoin de vous dire des insanités pour ressentir une irrésistible envie d’elle.
J’ai honte de le dire : à ce moment-même, j’avais une érection. Une irrésistible envie de baiser, non pas Aurore, mais sa voix. Et son intelligence aussi.
Mais pourquoi diable cette perfection interne de sensualité et de charme avait-elle une enveloppe aussi peu attrayante ?
Je tentai un vague coup d’œil vers ses mains, qui s’avérèrent soignées et aux doigts plutôt fins et élégants. Mais je ne pouvais me résoudre à lever plus haut les yeux, tellement le contraste entre cette voix qui me faisait monter des désirs et ce visage ingrat allait me choquer.
Imprégné de cette délicieuse sensation pulsionnelle, à la fois douce et sauvage, je me résolus à ne pas la regarder pour prolonger le moment.
Toujours est-il que c’est ainsi qu’Aurore pénétra tel un viol dans ma vie, et qu’elle en changea le cours, au niveau sexuel tout du moins.
Deux heures plus tard, n’en pouvant plus de sa voix et de la paradoxale sensualité de ses gestes malgré sa plastique repoussante, comme aimanté par ce qu’elle dégageait d’indéfinissable, je lui glissais discrètement de me rejoindre à Odéon vingt minutes plus tard où un taxi nous attendrait. Je pris soin de lui commander un verre pour m’assurer qu’elle respecterait ce délai car en effet, je ne pouvais laisser penser à mes accointances de bistro que j’avais envie d’elle.
Je m’étais tellement efforcé de ne pas lui jeter un regard que j’en avais oublié ses traits, et cela m’arrangeait pour tout avouer. L’ivresse et l’obscurité aidant, je me laissai aller à une nuit torride en sa compagnie et c’est à compter de cette première fois que je tombai à sa merci.


Publié le 7 octobre 2014

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L'auteur

Lea Golder

Âge : 42 ans
Situation : Célibataire
Localisation : Paris (75) , France
Profession : Finance et IT
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