Mort pour un verbe


Volutes de l’automne dans la brume matinale comme une ouate monotone à la marée vaporeuse, les senteurs d’un Merlot, caresse d’un sous-bois humide, promesse d’un nectar à l’ombre voluptueuse d’un possible déjeuner sur l’herbe. Soudain : un rayon de soleil, une colline émeraude brillante de perles de rosée, un vol d’hirondelles au-dessus d’une vigne aux reflets mordorés, une petite vallée nonchalante au ruisseau peu pressé, puis une tour, une deuxième, un toit d’ardoise argenté et enfin un château : souverain débonnaire par les siècles passés, phare d’un océan de verdure à l’écume cuivrée, guide ancestral d’un paysage éternel toujours renouvelé.
À l’intérieur, une curieuse compagnie : vingt écrivains aux stylos affutés. Une ambiance glaciale d’un marbre de Carrare au centre d’une Dordogne attentive. Des regards chiens de faïence sur des chaises trop droites, trop raides. Au milieu de la pièce, le lustre dominateur de son cristal d’époque au-dessus d’une table d’un chêne à l’antan glorieux. Silence partagé, angoisse et excitation à la fois ; seul, le ronronnement d’une caméra en bruit de fond. Les mains piano, les doigts tambour, les gestes furtifs sur l’écran de contrôle. Les premiers spectateurs en attente. La pression installée, le suspens en puissance, les traits étirés, un clair-obscur étudié.
Un premier animateur. Sourires de façade, rictus de circonstance. Présentation tour de table : timidité, flagornerie, hésitations, rougissements, fausse assurance, quelques rires jaunes. Puis, proposition d’un exercice de débutant : cadavre exquis pour une atmosphère dégelée. Quelques trouvailles, mais pas assez créatrices. Nécessité de plus d’abandon, de moins de raideur. Un second exercice, deux par deux : poésie libérée sans adjectif et sans référence spatio-temporelle. Ma voisine charmante, entente immédiate, chaleur intellectuelle et créatrice, une onde dans notre échine, un frisson partagé autour de l’histoire d’un coquelicot bleu perdu et solitaire dans un champ de blé trop despotique. Lecture collective : beaucoup de trouvailles, quelques pépites, dont la nôtre. Soulagement immédiat, épaules relâchées, soupirs apaisés, premiers vrais sourires, premières connivences. Puis le temps du déjeuner : ton plus délié, effet du vin magique sur des langues plus expansées, plus osées, plus personnelles. Toujours ma voisine à côté de moi, son souffle sur ma nuque, son rire dans mon oreille, son parfum au myrte envoutant, ses paroles de velours. Partage, émotion, éclats d’un accord en écho résonnant, clins d’œil prometteurs, frôlements de nos cuisses réchauffées.
Un deuxième animateur, plus autoritaire, au visage émacié. Pourquoi ce soudain silence interrogatif, cette nouvelle attente à l’angoisse abandonnée ? Annonce d’une première élimination. Regards inquiets autour de la table au cirage patiné, têtes baissées, dos plus voûtés. Attente de l’énoncé derrière la face sadique du maître du jeu. Zoom sur nos visages, gros plan sur nos tourments brillants d’une sueur postprandiale, fondu-enchaîné sur mes doigts crispés, travelling sur l’alignement des candidats. Ma voisine plus raide, plus loin : chacun pour soi, Dieu pour personne ! Le sujet enfin. Interrogation. Panique. Demandes d’éclaircissements sur la proposition : écriture sans aucun verbe ni participe ! Heureusement, choix du thème non imposé.
Ma première phrase et déjà un verbe ! Merde ! Suppression laborieuse. Une deuxième sentence et un second ennemi, plus vite remplacé. Petit à petit, création d’une mécanique plaisante. Texte plus vivant, présent souverain. Transformation de la contrainte en un jeu subtil, découverte d’un nouveau style au fond de moi-même ! Un quart d’heure plus tard, nouvelle lecture par chacun. Tout le monde à l’affut de la faute, comme un chasseur sans pitié. À mon tour. Texte amusant, sourires partagés et puis voilà la dernière phrase : une chute très étudiée ! Merde, un verbe oublié ! Consternation, visages sans espoir : élimination. Un sourire à la fois triste et soulagé de ma voisine. Mort pour un seul verbe oublié ! Adieu château, gloire et vanité.


Publié le 12 mai 2014

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L'auteur

Gérard Muller

Âge : 73 ans
Situation : Marié(e)
Localisation : Escalquens (31) , France
Profession : Autoentrepreneur
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