LE K.O. DE JACK LEUWERBE


Le K.O. De Leuwerbe

Un soir, oui, mais pas un un soir comme les autres. LE soir. Pas encore la nuit, déjà plus le jour, l’heure entre chien et loup. L’heure des loups ponctuels au rendez-vous du sang.
Au bout de l’avenue Mohamed Ali, le Dôme de l’International Sporting Club, coupole immense et ronde sous la pluie. La foule en grappe aux portillons des guichets. Des hommes surtout, le verbe haut, la casquette prolétaire en arrière, le feutre maffioso sur le crâne, tous le billet à la main comme un vol de papillons. Un peu plus loin, du côté de l’entrée des V.I.P., le ballet des limousines, le défilé des smokings et des huit-reflets sous les parapluies des voituriers. Quelques femmes, aussi, un bras au bras des hommes, une main sur le chapeau. Froufrou de mousseline, danse des toilettes sous les sourires.
- Chère amie, vous ici... Quelle mine superbe... Et votre robe ? De chez qui ? Versace ?...
La pluie, fine, patiente, obstinée depuis le matin et, sous la pluie, à l’arrière du Dôme, du côté de l’entrée des « artistes », toute seule, dans sa petit robe noire de Piaf, elle, Jenny, la petite infirmière de Jack, son grand amour.
Un grand black au nez cassé, souvenir d’une gloire ancienne, ou d’un combat malheureux, debout devant la porte. « Staff only ».Cerbère incorruptible ? Pas pour Jenny. Un sourire timide au vigile. « – Jenny... Pour Jack, Jack le Belge... » Un rictus en guise de réponse, une grimace comme un signe de pitié. « – Pauvre fille »...
Une enfilade de couloirs beigeasses sous l’éclairage des néons. A droite, à gauche, des portes avec des noms, des noms familiers, une litanie souvent de retour dans les conversations de Jack : « John MacDuff, manager... l’enfoiré... Sammy Slim, masseur, un magicien... Docteur Van Herkert, au diable celui-là avec ses pilules et ses transfusions... »
Un peu plus loin, l’infirmerie. Une boule au ventre de Jenny. Mauvais pressentiment. Pas le moment. Une profonde inspiration. En avant, jusqu’au vestiaire, un pied devant l’autre, jusqu’au bout ce soir, pour le meilleur, uniquement pour le meilleur.
Enfin, le voilà, Jack à la pesée. Jack Leuwerbe, dit Jack le Belge, improbable challenger du grand Battling Jim, Buttler Jim, Jim le boucher, Jim le pilon, Killing Jim. Une idée de MacDuff, ce combat à cent contre un. Dix mille dollars pour Jack. Le pactole : le prix d’une salle de gym, tout près de la rue de Flandres, à Bruxelles. Jack et Jenny, Fitness, remise en forme.
Dix rounds, mille dollars par reprise, mille dollars à chaque coup de gong. Et la belle vie, demain, pour toujours, la jolie vie, sans coups, sans bleus, sans blessures. Un rêve à deux.
Jack sur la balance, en short, torse nu, poings bandés, une crête de cheveux courts au sommet de son crâne rasé, une ligne sombre comme le trait d’un crayon. Sombre aussi son regard sur Jenny.
- Pas ici, pas maintenant...
- Au vestiaire ?
- Non. Dans la salle. C’est mieux.
- Dans le public ?
- Oui, au milieu des autres, tous contre nous et toi avec moi.
Les lèvres douces de Jenny sur l’arcade sourcilière du boxeur, sur ses lèvres, sur ses pommettes, comme un signe de croix.
- Mon amour cabossé.
- Pas encore.
De nouveau les couloirs sous les néons. De nouveau un vigile devant une porte. De nouveau un sourire et la porte ouverte sur la clameur de la foule.
Odeur de sueur, de tabac et d’after shave bon marché. Une chaleur d’étuve. Jenny Mills, demain madame Leuwerbe, au dernier rang des gradins, tout là-haut sous le dôme, allée Z, place six cent soixante-six. Six cent soixante-six, le chiffre de la Bête, mauvais présage. Au diable les présages, les bookmakers et les paris à cent contre un ! Au diable MacDuff et ses combines ! Une tempête sous le crâne de Jenny, le grand souffle des trompettes de Jéricho : Killing Jim, la forteresse imprenable, quelle rigolade ! Dans son rêve, demain les grands titres des journaux : « Killed Jim ! »
Bousculade à l’entrée des gladiateurs, éclairs des flashes au magnésium. Les voilà, les deux boxeurs, peignoirs sur les épaules. Jim en rouge, Jack en bleu. Saluts au peuple. Comme à la parade, le grand Battling, sourire aux lèvres, les bras au ciel. Ovation. Comme à l’abattoir, Jack, les poings sur sa poitrine, à peine un signe de tête à ses rares supporters. Sifflets nourris, quolibets et plaisanteries. Grosse poussée d’adrénaline dans le chaudron du Dôme. Chez tous les spectateurs, la même envie de massacre, mais pas trop vite, pas tout de suite, d’abord du spectacle, le spectacle de la souffrance, comme une vengeance sur la vie quotidienne.
Au centre de la salle, sous une lumière blanche et crue, quatre rangées de cordes sur des poteaux autour d’un tapis blanc. Le ring. Et son homme au milieu, dans le piège. Deux chaises aux deux coins opposés, les coaches et les soigneurs avec leurs bassinets, leurs éponges, leurs compresses. Prélude à l’infirmerie, un avant-goût de l’hôpital.
Le speaker au centre du ring, un micro à la main et sa voix en écho sous le Dôme :
- A ma droite, Jim Fergusson, dit Battling Jim, soixante-dix-huit kilos, trois fois champion du monde professionnel mi-lourds ! A ma gauche son challenger, Jack Leuwerbe, dit Jack le Belge, soixante dix-neuf kilos, champion d’Europe amateur, pour ses débuts ce soir dans le circuit professionnel. Place au combat !
Première cloche, premier round, première danse d’observation des hommes sur le ring. Tranquille, Killing Jim, sûr de lui, d’un pied sur l’autre, un test du droit, un test du gauche à la recherche de la bonne distance, de la faille chez son adversaire. Sur la défensive, Jack, le gant droit devant le visage, le gauche en protection de la poitrine, le coude à l’estomac. Une esquive, une allonge du droit. Trop court. Le choc des gants contre les gants. Huées de la foule. La cloche : Fin du premier round. Mille dollars. Avantage Battling Jim.
Les deux mains sur ses oreilles contre les vociférations de la foule, les yeux fermés, Jenny en prière silencieuse. Pas pour les dollars, mais pour son homme. « Seigneur, Notre Père, protecteur de David contre Goliath, par pitié, un miracle... »
Deuxième round... troisième round... Du sang sur le visage de Jack, un filet rouge de l’œil aux lèvres : L’arcade sourcilière... Et Jenny toujours aveugle, sourde au monde dans sa prière au ciel muet. « Sainte Vierge au pied de la croix, par le corps martyrisé de ton fils, un miracle... »
Au sixième round, six mille dollars, une clameur plus forte, le hurlement de mille gorges comme le cri d’une bête à la mort. Sur le ring un homme au tapis. Très loin, comme dans un rêve, une progression de chiffres semblable à un compte à rebours. Six, sept, huit, neuf... Dix !
Un temps d’hésitation chez Jenny, les yeux ouverts, incrédules. L’homme sur le tapis, toujours immobile, la face contre terre... L’homme sur la civière au-dessus des cordes... Killing Jim ? Buttler Jim ? Impossible, et pourtant... Là-bas, tout en bas, dans son coin, Jack immobile sur son banc, la tête en sang entre ses poings... Intact, ou presque... Enfin la voix du speaker par-dessus les cris de la foule : « Vainqueur par K.O. Au sixième round, Jack Leuwerbe ! »
Grosse effervescence dans les vestiaires. MacDuff, le manager, hors de lui, le verbe haut, l’injure à la bouche.
- Connard, petit con de merde ! Et mes paris ? Sur la paille, le vieux MacDuff ! Et ton contrat, un bout de papier pour toi ? Au cul ton contrat ! Au cul ta prime ! Au cul tes dix mille !
Silence de Jack, tête basse, la gueule bleuie par les coups, l’œil gonflé de sang, un air de môme après une grosse bêtise. Adieu la salle de gym rue de Flandres...
Mais soudain, une apparition dans le vestiaire. Un ange ? Une lumière ? Jenny, plus pâle qu’un revenant, devant son homme. D’un mouvement lent, ses lèvres blanches sur le rouge de l’arcade sourcilière de son Jack. « Merci mon Dieu, protecteur de David, pour les siècles des siècles. Amen. »


Publié le 13 mai 2014

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L'auteur

Dominique Lemaire

Âge : 70 ans
Situation : Union libre
Localisation : Bellou sur Huisne (61) , France
Profession : Comédien
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