Voyage en classe économique pour les Charentes
Avec pour tout bagage sur le quai d’une gare, dans ma besace de cuir des carnets de notes pleins de références historiques, littéraires, sociologiques et dans ma tête ma mémoire fabuleuse selon mes proches, infidèle, caractérielle selon moi. Sinon pourquoi tous ces morceaux de papier, ces annotations prises à la hâte, dans l’urgence, par crainte de l’oubli, de l’envol ? Aux pieds des semelles non de vent, à cause d’un handicap mais de plomb pour une marche hésitante, saccadée vers l’inconnu, une avancée comme à reculons. Un change donné face aux autres. Les regards en coin, les apitoiements, les moqueries, les sottes réflexions tout cela redouté en bloc. Alors un pied devant l’autre, l’allure pas totalement décontractée mais pensive. L’air d’aucune souffrance intérieure, d’aucun complexe, de nulle peur de la chute, de l’échec, du recalage intempestif. Candidate à un ratage prévisible ou à un succès inespéré ?
Inscrite à l’Académie Balzac. Lequel ? Honoré, celui des "illusions perdues" titre prémonitoire, séducteur né à Tours, buveur invétéré de litres de café, écrivain impénitent jusqu’à 16 heures par jour à causes des dettes, tantôt parisien, tantôt pensionnaire en son château de Saché, pas irréprochable mais avec tant de génie que pardonnable ? Ou l’autre, Jean Louis de Guèze, "l’ermite des Charentes", né à Balzac, petite commune au nord d’Angoulême, infatigable épistolier, après une courte carrière politique, plus raisonnable ? L’un une référence, avec Zola, Flaubert, Stendhal pour l’étude des mœurs de son temps, de la psychologies des hommes et des femmes, de la société provinciale et parisienne, au Panthéon virtuel des lettres françaises, mondialement connu, lu, relu, étudié. L’autre plus discret, plus effacé, moins apprécié, à peine cité, confondu, pourtant féru d’une écriture riche, abondante de milliers de mots tous en exemple dans le Littré, membre de l’Académie Française en 1634. Tous les deux des duchesses, des marquises, de notables, des nobliaux, des académiciens, des confrères, des intellectuels de l’époque, de la belle engeance, de la bonne compagnie dans leur entourage.
Alors Académie Balzac, un heureux présage, un concours de circonstance, une confusion des genres, une usurpation d’identité ou une entreprise hasardeuse ?
Concours pour l’écriture, pour la défense de la littérature, selon certains pour sa démocratisation, en dehors des logiques germanopratines, du parisianisme outrancier, du bloc "Galligraseuil", d’une sélection à but lucratif, à visée sociale pour un nivellement par le haut. L’écriture celle des plumitifs comme moi, du dimanche et du reste da la semaine. Miroir aux alouettes d’une image de soi en trompe l’œil. collecteurs de mots, collectionneurs de phrases, d’aphorismes dans l’illusion totale d’une capacité à la rédaction, contre le talent vérifié, estampillé des écrivains de renom, publiés mais pas à compte d’auteur, par des maisons d’éditions avec pignon sur rue, articles dans la grande presse, immenses stands aux salons du livre de Paris, Frankfort, Bruxelles, Berlin, Barcelone, Toronto. Du solide ! Pas des soldes ! Des écrivains pas oubliables, reléguables, une fois les portes refermées, les lumières éteintes, les sites effacés des réseaux sociaux, remisés à l’arrière boutique comme de la marchandise démodée, de quelconques passades, de furtifs buzz sans lendemain, des coups de pub éphémères en ces temps d’effacement rapide de la toile, des médias, de toute actualité volatile.
Avec pour tout bagage, dans l’attente du train, les doutes, la culpabilité, le reproche à soi-même pour une telle précipitation, sans recul, sans réflexion bénéfique avant l’inscription fatale. Et toutes ces personnes entrainées dans ce délire mégalomaniaque. Marche arrière possible ? Improbable ? Trop précoce ? La croyance des fidèles, leur engagement, leur ténacité, leur persévérance malgré les bugs, les blocages. Leur chaleureuse et réconfortante présence récompensées par des textes d’humour, de parodie, de pastiche, adressés par mail en guise de dédommagement, entre nous, en catimini, pas montrables en public, trop naïfs, trop banals. Insuffisants Madame ces sourires sous cape pour une décontraction salvatrice, nécessaire dans le cas présent ! Car sous le manteau de l’inquiétude, de la déception, de la colère, derrière ces petits cadeaux de mots enrubannés juste pour les apparences sauvées.
Inscrite ? Candidate ? Concurrente ? Quelle différence ? Dans la dénomination ? Dans le comportement ? Dans l’état d’esprit ? Dans l’image renvoyée ? Des vidéos, des "selfies" des pages Face Book, des messages sur Twitter. Pourquoi ? Pour la bonne figure pas contre le bon cœur car de la rivalité, de la jalousie, du mépris, des calembredaines de mauvais goût, comme dans tous les regroupements informels, tous les milieux sociaux. Normal ! Inévitable ! recherché ! Provoqué ! Entretenu ! En prévision, en réserve pour la nourriture consubstantielle d’une télé-réalité future. Une bataille d’égos pour des égos en mal de reconnaissance. De la littérature à l’encan dans cette course à l’échalote, ce défi pour des ratages de vie, des expériences communes, insignifiantes, mais idéalisées, magnifiées, pour des prétentions à la transmission d’un savoir, ’un vécu dans des bouquins avec première de couverture glacée mais aux ventes faiblardes ? Ou autre chose de plus revigorant, roboratif et dissimulé jusqu’à présent, jusqu’à l’entrée en gare du train à Cognac, jusqu’au seuil du Château.
Avec pour tout bagage une tête mal faite, mal pleine mais en alerte permanente, des neurones en activité perpétuelle. Une tête baudruche, amphore, barrique, outre, ballon gonflable, sac à provisions. Des provendes, un viatique pour le transport vers les Charentes. Dans cette tête cantinière ambulante "Mehmed le mince", "Feux", "Cent ans de solitude", "Le quatuor d’Alexandrie", "L’agneau carnivore", "Le loup des steppes", "La montagne magique", " La pitié dangereuse", "L’ombre du vent" "Mobidick" ... et puis Zola, Tournier, Duras, Fernandez, Yourcenar, Kafka, Dostoïevski, Henri Miller, Russel Bank, Virginia Woolf, Green, Camus et tant d’autres, depuis tant d’années, compagnie de vie, de route, de déroute, d’espoir, de désespérance, comme des repères, des phares et balises en cas d’aulofée sur mer intérieure houleuse, dans des repaires : amas de rochers en Bretagne, au Luxembourg un soir d’été, sur les grèves de l’Atlantique, adossée à un tronc dans un sous-bois, sous les draps, au bord d’un ruisseau en Auvergne, devant un feu de cheminée, dans un hôtel borgne ou dans un relais huppé, à la terrasse d’un bistrot sur les hauteurs de Belleville, ou du café Florian à Venise, sur les dernières marches d’une église, sur la margelle d’un puits, sous une gloriette, partout chez moi ou en villégiature, en transhumance, en transit, en errance. Fondue, blottie dans le décor, pour des voyages immobiles ou réels, des retours en arrière, des découvertes, des extases, du jouissif, des parcours de l’histoires des autres tous ces autres, personnages et auteurs. Les passionnants, les inventifs, les drôles, les fouineurs, les créatifs, les imaginatifs, les cruels, les tendres, les nihilistes, les dubitatifs, les convaincus, les philosophes, les manuels, les baroudeurs, les incontournables, les inoubliables, les fidèles... les écrivains derrière la calligraphie, les vrais, pas comme moi !
Avec pour tout bagage le vertige, la nausée sur ce quai de gare encore vide, dans ce train sans personne à bord, l’ombre de moi-même hésitante, le vent coulis aux oreilles, la petite voix intérieure, tantôt positive, motivante, tantôt sceptique pas franchement mobilisatrice, avant résolution irrévocable. Un texte sans verbe alors "qu’au commencement... le verbe" mais les moyens justifiés par la fin !
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