Yamato 2014


Cette nouvelle : une dyschronie.
Toute ressemblance avec un Japon d’aujourd’hui, d’hier ou de demain – pure coïncidence.


Première partie : surveillance


1952 : fin du Japon. Yamato, le nom ancien de l’empire, à nouveau sur les bannières.

1964 : les verbes, principaux supports des notions de hiérarchie et d’appartenance dans la langue japonaise, à l’index : décision de la bureaucratie. Plus qu’un seul groupe, la nation. Parfaite interchangeabilité des citoyens. Donc, suppression des notions millénaires de supérieur et d’inférieur, de membre et de non-membre ; et dans ce but, la langue soudain orpheline de tous ses verbes – un tiers de son vocabulaire.

Sur presque tous les murs, de grands panneaux de bois. En larges caractères, le mot aikoku, “patriotisme”. Ici et là, de longues banderoles et des slogans nationalistes, pour l’incitation au courage en ces temps difficiles.

1999, mon arrivée à Yamato et presque aussitôt, mon mariage. Très vite, une petite fille, Karin ; mais en 2004, rupture ; kidnapping de Karin par mon mari. Depuis dix ans, pas le moindre contact, pas de retrouvailles.

À cause de cette situation, tout départ du pays impossible pour moi. En cas de tentative de sortie du territoire, vlan, conséquence immédiate, suppression de ma carte de séjour, interdiction pour moi de tout retour à Yamato, impossibilité définitive de toute réunion future avec ma fille.

Autre brimade : par décision de justice, pas moins de deux cent kilomètres entre leur lieu de résidence et moi. Mon seul tort, mon statut d’étrangère. Décision d’autant plus absurde que leur lieu de résidence, pour moi... un mystère absolu. Taïwan... Mandchourie... Province Nationale de Corée...

Le territoire de Yamato : un patchwork de colonies, du nord de Sakhaline aux confins du Siam.

Pour les citoyens de Yamato, chaque jour, une vie dans la terreur des uns et des autres. La rencontre du voisin dans l’escalier ? D’abord le silence, l’immobilisation. Chacun dans l’attente de la première formule de salut, comme un rempart contre tout impair. Imitation du ton de la voix de l’autre, copie des mots de l’autre, contrôle dérisoire du risque de délation. La peur terrible d’un mouchardage pour des questions de vocabulaire, d’attitude sombre, ou au contraire pour cause d’enthousiasme excessif. Une surveillance omniprésente et silencieuse. L’enfant d’à côté, le vieux collègue au bord de la retraite, tous la langue en position d’attaque, tous mûrs pour un rapport complet sur vos activités les plus insignes. Le type d’en face, jumelles au nez, en pleine observation à travers les interstices de vos rideaux, déjà euphorique à la pensée de son billet de demain sur vos nuisettes indécentes, son prochain message au panneau délatoire en bas de l’immeuble.

À Yamato, pas vraiment de règles pour le permis et pour l’interdit. Simplement un grand ballet de surveillance et de dénonciation. Le moindre petit rien, sujet de scandale. L’objet de ces scandales, en soi, quelle importance ! – l’essentiel : la participation de tous à la diffusion desdits scandales.

Pire encore pour une étrangère comme moi, évidemment. Dans la rue des regards du coin de l’œil, des chuchotements critiques sur la taille de votre nez, des commentaires sur vos hanches épaisses. D’un côté, des gloussements admiratifs sur votre peau claire, et tout en même temps des remarques sur votre odeur bizarre et sur votre maîtrise imparfaite de la langue, car en effet, la belle langue de Yamato ! – trop subtile pour les barbares.

Ce matin, comme tous les matins, une petite foule autour du panneau de délation, dans ce mélange habituel d’inquiétude et de ravissement, immobile devant les cafardages de la nuit. Ragots de voisinage, commentaires hystériques sur la vie privée des unes et des autres, accusations gratuites, grossièretés, réquisitoires sadiques. Souvent, parmi d’autres, des choses à mon propos. Mon attitude depuis des années : la plus grande indifférence. Mais ce matin à ma venue, dispersion des femmes comme une nuée de poules à l’approche du renard.

Quelques hommes toujours immobiles devant le panneau, le visage vide, l’œil morne. Le premier, d’une voix distante :

– Les étrangères ? Toutes des mères indignes.

Un autre, amorphe :

– Le sentiment maternel, une valeur propre aux femmes de Yamato.

Un troisième, sans un semblant d’émotion, d’un ton presque débile :

– L’âme de Yamato, voilà la différence.

Au centre de l’affichage, un billet :

« L’étrangère du 7ème, une abandonneuse d’enfant ! »

Voilà donc le motif de l’intérêt de mes voisins ? Une accusation tout à fait usuelle, somme toute, comme cinquante autres dans l’année. Mais au vu de la seconde ligne, un coup de poing en plein cœur, presque la syncope :

« L’éducation de la petite, la voilà sur les épaules de son pauvre mari, seul à Mudayama ! »

L’information la plus importante de mes dix dernières années d’existence, comme ça, devant mes yeux. Grâce à un délateur anonyme et inconscient sans doute de ce cadeau soudain.


Deuxième partie : totale ignorance du monde


Mon boulot, des traductions au bureau de la presse. Sans doute le seul job de tout le pays avec un regard sur le reste du monde. Ainsi, pas de doute possible sur ce Yamato techniquement archaïque, en retard médicalement, anachronique sur toutes sortes de questions sociales ou éducatives. Sur ces sujets, naïveté totale des Yamatoïtes. Pour eux, Yamato ? En accord avec la propagande, le seul pays du monde avec un téléphone et une voiture par foyer. Pourtant aujourd’hui, en 2014, en Occident, des téléphones sans fil dans toutes les poches, des voitures électriques dans les rues à la disposition des citoyens, des voyages spatiaux ! Dans chaque foyer, dans chaque bureau, des ordinateurs avec accès à la totalité de l’intelligence collective de l’humanité ! Les Yamatoïtes, eux, pauvres îlotes dans l’ignorance absolue de telles merveilles, avec leurs panneaux délatoires et leur propagande imbécile.

Dans les écoles, prétention délirante à une éducation internationale et à l’apprentissage de l’anglais. En réalité, rabâchage d’expressions toutes faites comme “Nice weather” ou “What a shame”. Et dans la rue, articulation laborieuse à mon intention de ces bribes linguistiques ; le passant, le salarié de retour chez lui, la femme au foyer à l’arrêt du bus, tous heureux de ce petit moment de gloriole, malgré un bilinguisme en fait totalement illusoire. De toute façon, pour la plupart des Yamatoïtes, la parole des étrangers ? – déficiente, avec des formules simplettes et un vocabulaire limité, produits d’une pensée préhumaine et par essence imparfaite.

L’un des aspects de cette entreprise nationale d’occultation de la connaissance : pas la moindre information pratique. À Yamato, ni pages jaunes, ni pages blanches, ni internet, ni offices de tourisme, ni renseignements téléphoniques. Les données ? Aux mains de la bureaucratie. Et encore, dispersées dans les différents ministères, services et bureaux, dans la jalousie des uns et des autres, avec rétention des savoirs et force bâtons dans les roues. Même avec ma connaissance nouvelle de la présence de Shinji à Mudayama, mystère sur son adresse exacte ou son numéro de téléphone.

Dont acte. Samedi matin vers six heures, une boîte-repas dans mon panier, ma jolie robe sur le paletot, me voici à la gare d’Asakuni pour un trajet plein de promesses.

Avec Karin, par chance, au bout des rails.


Troisième partie : violence sonore, violence visuelle.


Dans les villes de Yamato, silence absolu ou bruit le plus insupportable. En temps normal, aucun cri, aucune parole plus haute que la précédente. Chacun silencieux avec ses petites affaires dans son coin, dans la crainte d’impairs et de délations. Et puis d’un seul coup, hurlement des haut-parleurs, slogans comme des aboiements, exercices paramilitaires sans préavis avec force vociférations des adultes et des jeunes. Tout ceci sous vos fenêtres, au bureau dans vos tentatives misérables d’exécution de vos tâches, ou chez vous à la recherche d’un peu repos malgré ce tintamarre.

La violence visuelle : également omniprésente, offensive pour les femmes surtout. À la vitrine des magasins, sur les murs des bâtiments, à la vue de tous, femmes, vieillards, enfants, d’immenses images de filles à demi-nues aux formes irréalistes d’actrices pornographiques. Des discours vendeurs de manga pornos, avec le bobard constamment présent d’un grand bénéfice pour la jeunesse. Car la pornographie comme remède aux pulsions naturelles des hommes et comme modèle sexuel pour les femmes – voilà bien une antienne de la propagande bureaucratique.

Dans ce contexte, rarement une heure sans devant le nez ces dessins de femmes tout en seins et en fesses et sans une once de cervelle. À droite et à gauche de la voie, pléthore de telles affiches. Et dans le train aussi. Derrières comme des montagnes, nibards comme des pastèques en rangs compacts au-dessus de nos faces, pour le bénéfice de marques de lessive et de cartes de fidélité ferroviaires.

Environ huit heures pour aller d’Asakuni à Mudayama, pour plus ou moins cent bornes. Les tortillards, dans le grand pays de Yamato, tous des omnibus, et pour leurs passagers le vacarme du train dans les oreilles, et le cul victime de banquettes en bois.

En plus, les joies du voyage. À peine dans le wagon, voilà un bonhomme à la manœuvre à côté de moi. Sans doute de retour d’une nuit de cuite. Malgré son costume dandy, sa cravate élégante et ses chaussures neuves, une odeur d’alcool et de crasse. L’agression en route, d’une façon ou d’une autre. Des insultes presque à coup sûr. Des attouchements, pas impossible. Un changement de wagon, inutile. Un œil sur les passagers : tous dans l’ignorance feinte de l’affaire en cours.

À Yamato, la surveillance des autres, un sport. L’indifférence à leurs épreuves, un art.

Tous aveugles, sourds et muets, tous ailleurs, le regard dans le vide, les yeux droits devant eux. Mon voisin de banc, plus proche de mon épaule à chaque cahot du train, l’haleine de plus en plus concrète. Et soudain, cet aboiement des hommes de Yamato en mal de virilité :

– Étrangère, une tenue correcte !

Pourtant, aucune justification de ce mécontentement dans ma tenue, pour sûr.

– Le dos bien droit ! Incroyable ignorance de la politesse !

Absence de réaction de ma part. Alors, une main entre mes cuisses, clac ! À ce même moment, entrée en gare de Shinisô. Un coup de sac à main en pleine tronche, bing ! et d’un bond, me voilà sur le quai.

Fermeture des portes et départ de la rame, sans moi. Heureusement, aucune manip du signal d’alarme par le maniaque, ni par les passagers sourds, aveugles et muets. Tous trop pleutres.

Un peu de repos sous le soleil du matin. La rame suivante dans une petite heure.


Quatrième partie : victoire par forfait


Des questions, souvent à mon esprit : quid d’une Histoire alternative ? Quid d’une défaite du Japon en 1945 ? D’une chute de l’empereur ?

Selon l’histoire officielle des Occidentaux :

Août 1945 : après Nagasaki, projet ferme d’Hirohito d’une reddition sans condition, mais confiscation du pouvoir par Tojo et sa bande de barbouzes, et poursuite de la guerre.

Septembre 1945 : acceptation, par les Japonais jeunes et vieux, femmes et hommes, civils et militaires tout autant, de la possibilité d’une hécatombe sous les coups des bombes atomiques. Et attente de pied ferme, épées de bambou à la main, du débarquement d’un million de soldats yankees. Ignorance générale de la situation réelle : les Américains, désormais stock nucléaire vide, sans la moindre bombe à disposition, et Truman dans la préparation d’une stratégie de containment plutôt que d’une attaque frontale avec carnage de centaines de milliers de boys. Les Japonais, avec leurs épées de bambou, dans l’espoir de la mort, comme une délivrance de cette guerre abominable.

Mais d’attaques atomiques, lettres mortes, et un débarquement en souffrance.

Ainsi le Japon, désormais sous le nom de Yamato, toujours maître de son territoire, toujours bourreau de ses colonies, finalement vainqueur de facto grâce à la résignation des alliés. Le 29 mars 1971, Asahara et Nixon sous la tente à Sakhaline pour le traité de non-agression mutuelle, mascarade de pardon absolu et promesses illusoires de coopérations futures.

Ces questions, sans cesse dans ma tête... Cette capitulation... et quel monde aujourd’hui pour nous, pour Shinji, pour Karin ?... Au rythme des roues sur la voie, katchan, katchan, katchan, katchan, et moi chaque minute plus proche de ma destination.

Retour à la réalité.

Mudayama, commune modeste, mais riche d’une petite population de quelques milliers d’habitants. Tout de même. Quelle méthode d’accès aux coordonnées de Shinji et Karin ?

D’un coup, l’idée d’une stratégie : l’examen des panneaux délatoires.

Après ma descente du train, inspection systématique de toutes les rues. Des centaines de panneaux, à chaque carrefour, sous chaque immeuble. Mais en moi, un enthousiasme soudain ! – l’espoir d’une trouvaille précise : un mouchardage éventuel à propos d’une fille moitié.

Moitié : l’appellation injurieuse des enfants métis. Moitié, car seulement moitié de Yamatoïte, moitié d’être humain en quelque sorte.

Cependant, bien vite, sous le ciel déjà rouge du soir, aucune découverte, aucun billet d’insulte, pas la moindre dénonciation à propos d’elle. Un autre problème à présent : le logement pour la nuit. À Asakuni ce matin, dans l’insouciance, toute heureuse de la probabilité de retrouvailles, un départ quelque peu naïf sans plus de tracas sur cette question. Et maintenant, anxieuse, à la recherche d’un endroit discret pour quelques heures de sommeil dans l’attente du lever du jour. Une auberge ? impossible. Aussitôt dans l’entrée, à peine à la réception, arrivée des délateurs et apparition des autorités, à coup sûr. Si loin de son lieu de résidence, l’étrangère, et sans visa dans son passeport intérieur. Et même, tiens tiens ! – contrainte par décision de justice à une astreinte de plus de deux cent kilomètres du lieu de résidence de sa fille.

La prison, au mieux ; l’expulsion vers l’Europe, presque une certitude.

Exploration de deux ou trois panneaux encore, puis hop, recherche d’un parc ou d’un bosquet pour une nuit furtive.

Mais depuis cinq ou dix minutes, un groupe de filles de l’autre côté de la rue. Uniformes bleu marine à mini-jupe, fausse poitrine, rubans, talons ridiculement hauts : la tenue officielle des lycéennes de nos jours. L’une d’elle apparemment plus délurée que les autres, le menton haut, le regard vif.

Une dénonciation, et me voilà bonne pour la taule.

Dans une inspiration folle, un risque formidable, un bond en travers de la rue et le bruit sec de mes pas droits sur elle. D’une voix forte dans sa direction :

– En quête d’une moitié du nom de Karin ! Une camarade, par chance ?


Cinquième partie : le suivisme, stratégie de survie


Les hommes et femmes de Yamato, stratèges quasi parfaits de l’imitation des autres. Par protection contre la critique, la moquerie et la dénonciation, un panurgisme au-delà de l’entendement, une diligence psychotique dans le suivi des oscillations de la mode, une assimilation paranoïaque de toutes sortes de comportements conventionnels.

Cet été, épaules découvertes et robes à pois ! Aussitôt dans les boutiques, chemises et robes à l’avenant, et plus rien d’autre. En quelques jours, la même mode dans le pays entier. Toujours une source d’ahurissement pour moi, encore aujourd’hui, malgré mes quinze années dans l’archipel. Les Yamatoïtes ? De petits poissons en bancs compacts, avec de brusques changements de direction collectifs, comme d’un seul cerveau.

Les ados cependant : quelque peu réfractaires à ce comportement d’abrutis. Certes, captifs d’un uniforme insupportable, obligatoirement sexy pour les filles et paramilitaire pour les garçons. Mais des aménagements minuscules, et voici l’accoutrement, pourquoi pas, affirmation de leurs différences. Pour ce garçon, le col de la chemise par dessus le col de la veste. Pour cette jeune fille, sous la jupe trop courte un petit short noir. Un bouton inédit par ici, une minuscule décoration par là, l’expression d’une individualité. Leur cri ultime : me voici, moi, une personne, et non une future hôtesse ou une future mère, un futur gratte-papier ou un futur bidasse au service de Yamato !

Quelques mèches de ses cheveux en nattes, avec du fil rose, comme l’héroïne d’un manga féminin. Pire insolence encore, les énormes faux seins de son uniforme : absents. Sous sa chemise l’exhibition outrageuse du volume minuscule de sa poitrine adolescente.

Elle et moi ensemble à travers les rues déjà vides, comme deux sœurs.

L’obscurité du soir. Dans un petit parc, sous les cerisiers en fleurs, quelques dizaines de lycéens comme souvent dans les petites villes, par groupes sur les pelouses et sur les bancs, tout bavardages et rires, filles d’un côté et garçons de l’autre, regards apeurés, comme deux espèces d’animaux différents.

Quelques pas dans le parc ? Un risque inutile à ce stade. À l’entrée, dans un coin sombre, me voilà dans l’attente, anxieuse. La jeune fille aux petits seins, plus loin dans l’allée centrale du jardin, et soudain ! – soudain au fond sous une tonnelle, cette jeune fille moitié, presque identique à toutes les autres jeunes filles, mini-jupe, trop haute sur les mêmes talons, mais les cheveux à peine plus clairs que ceux des autres, le visage à peine plus occidental, la peau à peine plus blanche.

Elle. Ma petite fille, si grande déjà.

Le regard de Karin aussitôt vers moi, épouvanté. Sur son visage, un instant de panique. Un mouvement de tête, comme une négation, un refus. Dans l’oubli soudain du risque, d’un coup mes pas rapides vers elle à travers le parc. Deux adultes, alors invisibles dans la pénombre, brusquement en travers du chemin, avec des braillements :

– De quel droit, étrangère ?

– Ton passeport intérieur, étrangère !

Le regard vers Karin, la voix tremblante :

– Ma fille, là-bas, sous la tonnelle. Juste un mot, messieurs.

Le plus jeune des deux hommes, d’un bond au fond du parc, la pogne sur le bras de Karin. Karin captive, maintenant devant moi, tête de côté comme dans un rejet de mon existence.

Un glapissement :

– Cette femme, moitié, une connaissance ?

Karin, les larmes aux yeux, mais sans nuance aucune :

– Non ! Aucune idée ! Première fois de ma vie !

Et moi, dans un ultime espoir, des sanglots dans la voix :

– Dix ans, Karin... Dix ans...

Mais Karin, à nouveau :

– Aucune idée, madame. Et par pitié, adieu.


Sixième partie : autres lieux, autres mœurs


Trois mois en centre de rétention, puis expulsion en juillet 2014. En plus du drame de la perte de Karin, un parachutage sans douceur dans une France à présent hermétique à mes yeux, après mes quinze ans de Yamato. Là-bas, dans mon travail au bureau de l’information, lecture quotidienne des journaux français et étrangers, ô combien d’images d’Épinal ! À présent, brusque prise de conscience d’une propagande occidentale presque aussi pernicieuse que celle de la bureaucratie yamatoïte.

Quarante millions d’habitants après la guerre, et aujourd’hui encore moins. Quel choc que cette France à ce point en prise à la dénatalité. Dans toute l’Europe, un taux d’enfants par femme presque aussi bas qu’à Yamato. Ici comme là-bas, les chercheurs en pleine frénésie, avec pour objectif la fabrication – oui, la fabrication – de populations de remplacement. Fécondation et gestation in vitro, gestation par animaux, gestation professionnelle, éducation non-parentale, tout ça en pleine progression. L’immigration, cependant, encore principale forme de soutien démographique. Dans la grande Europe Démocratique Ouverte, sans frontières de l’Islande au Maghreb, du Portugal au Turkménistan, des flux humains libres comme le vent, avec Paris première capitale arabe du monde, et 58 % de la population du pays en provenance des états périphériques.

37 % de chômeurs dans un monde du travail aux règles absurdes et tout autant vide de protection sociale. Le travail au noir : plus courant que le travail légal, et adieu toute velléité de respect de la loi, même pour un employeur dingo d’honnêteté.

Un état de guerre civile dans toute une partie du pays.

Et moi maintenant, à la recherche d’un travail stable, ma foi sans plus d’espoir. Une allocation minuscule pour le pain sur la table, mais pas de logement. Les logements, d’ailleurs, sans espoir non plus. Heureusement, une place au centre d’hébergement de l’église Saint-Méhoult. Des trucs au noir à droite à gauche, du nettoyage, des chantiers ; du taf à la journée dans des ateliers clandestins de recyclage.

Ces derniers temps, rencontre de quelques amis de quinze ans, des copains de lycée, un peu de famille. Quelle douloureuse surprise que cet éclatement des mentalités, cette méchanceté même entre gens proches. Leur posture générale : un mauvais coup sur mes épaules, la faute de la société bien sûr ! – mais un mauvais coup sur les tiennes, ta faute, ta faute, et seulement ta faute.

Ainsi, me voilà presque systématiquement responsable de ma séparation d’avec Karin.

– Quelle idiotie que ce départ à Yamato, d’abord !

– Et la fuite de ton mari, ton comportement, sans aucun doute !

– Moi, contre cette décision de justice ? Une bataille sans merci ! Et toi, à cause de ta mollesse, ta pauvre fille captive dans leur pays de fous !

En fait, pas un seul soutien depuis mon retour en France.

Curieusement, malgré cet état d’esprit, un incroyable déni des catastrophes ambiantes. La guerre en banlieue nord ? Des échauffourées. Un tiers des hommes et des femmes dans la pauvreté et la charité publique ? La faute à la conjoncture. La disparition de la langue, de la culture, des avancées sociales, du statut des femmes, de la famille, de l’éducation ? De l’alarmisme, du discours de pompiers pyromanes. La France, en disgrâce, certes, mais toujours censément l’une des plus grandes puissances au monde ; toujours prétendument plus forte et plus belle que ses voisines ; avec ce rayonnement culturel inextinguible, patrie des droits de l’homme, modèle pour le monde entier.

Un peu de ronds de côté dans mon escarcelle. Un euromark par ci, un euromark par là.

Hier, enfin, contact téléphonique avec cet Albanais, trafiquant de faux passeports. Avec un peu de chance, d’ici deux à trois ans, une infiltration à Yamato. Et l’espoir d’une reprise de contact avec Karin.


Publié le 20 juin 2014

1 vote



L'auteur

Martin Vern

Âge : 58 ans
Situation : Marié(e)
Localisation : Fukuoka-Si (81) , Japon
Profession : Enseignant
Voir la fiche de l'auteur