Sans êtres, le néant


Partout, la mer. Un tapis d’eau, jusqu’à plus soif. Presque de l’huile, compacte, visqueuse et froide. Un lit d’une couleur indéfinie, ni vraiment émeraude, ni tout à fait bleue, pas encore noire. D’une platitude infernale. Le ciel ? Guère mieux. De gros nuages d’un gris bâtard, épais comme des balles de coton sales, d’une immobilité cadavérique en l’absence de tout souffle, de tout vent, de tout air. Pas un bruit, pas un son, pas un cri. Partout, un silence sous-marin. Soudain, au loin, à chaque bout de cette table liquide, deux énormes masses de bois, de coton et de plomb. Deux vaisseaux au ventre joufflu, aux voiles gonflées comme des outres, aux canons affutés. D’un côté, l’Espagnol, un trois-mâts, presque plus haut que large, la fierté maritime d’une monarchie à l’agonie, à la coque cuivrée, aux toiles carrées d’un tissu lourd, une croix aux arêtes tranchantes dans l’exact milieu de chaque gréement. De l’autre, un cap-hornier américain, plus gros encore, quatre, peut-être cinq mâts. Du bois et de l’acier, et des voiles blanches, blanches et rien d’autre, ni croix, ni étoile, ni soleil, tout droit sorti des courants, des houles croisées et des déferlantes des mers du Sud. Chacun, droit dans sa ligne invisible, bien parallèles, sans jamais le moindre écart de trajectoire. D’un coup, là, bord à bord, un tonnerre infernal. Le bois, d’abord : des planches, par pans entiers, des bardeaux, des copeaux, des bouts d’échardes, en tous sens dans un fracas aveuglant. Puis, le hurlement de toutes les matières l’une contre l’autre, le sifflement du plomb, le déchirement du coton, l’agonie du métal. Comme un assaut subit d’un monstre contre l’autre, sans semonce, deux créatures inanimées de la même envie de combat, d’assaut, de chair. De chair, justement, aucune trace, pas le moindre corps. Et toujours aucun son, ni de voix. Pas de clameur, ni d’appel à l’abordage de mille poumons avides de bataille, d’autant de bouches assoiffées par l’odeur du sang sur leurs sabres. Pas même un murmure. Puis plus rien du tout. Deux gros points de plus en plus éloignés l’un de l’autre sur cette mer toujours aussi plate, pas plus rouge qu’elle n’était bleue, tous les deux blessés, à demi-éventrés, les voiles déchirées, mais toujours raides le long de sa ligne invisible. La mort, partout.


Publié le 20 juin 2014

10 votes



L'auteur

christophe escudero

Âge : 56 ans
Situation : Célibataire
Localisation : saint vrain (91) , France
Profession : chef de projet editorial
Voir la fiche de l'auteur