Tout ça pour ça !
Tout ça pour ça ! Une lumière au bout du tunnel. Première vision : des blouses blanches ; quel contraste avec la nudité de Maman, avec la peau ébène de Maman, avec les seins ébène de Maman. Promesse de protection, de nourriture et de beaucoup d’amour. Sur le papier.
Supplice du métal glacial : mes cris. Découverte de ma propre voix ; quel contraste aussi, après neuf mois de silence mou, aussi sourd que la chute sur de la ouate d’une plume. Trois kilos, tout rond. Mon portrait pour toujours : tout rond.
La rencontre avec Papa, tout rond aussi. Mes petits doigts tout neufs comme une prison autour de son index en forme de boudin, de boudin noir. Premier contact pour un lien indéfectible. Sur le papier.
Dans les bras de Papa, quelle aventure ! Changement radical : plus de blanc laiteux aux murs, mais une chambre bleue pour cadre de vie. Aux murs bleus, donc, des cadres, oui, de vieilles photos en noir et blanc, surtout noir : la famille. Et pour cadre de référence, le train électrique, la tractopelle, le garage, l’établi de menuisier. OK, Papa, cinq sur cinq.
Après la portée, une tout autre musique : l’apprentissage du déplacement, puis de la marche. Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’autonomie. Pour quel chemin, tous ces « un pied devant l’autre » ? Celui vers la crèche d’abord.
Cube bleu, crêpage de chignon, cube rouge, biberon, sieste avec doudou, compote pommes-pruneaux, débarbouillage, cube bleu (non, mais !), bac à sable, l’heure des mamans. « Boubou », fesses humides, cheveux manquants, le gilet asymétrique, heureux du sourire de Maman. Bain, biberon, dodo.
Lecture, coloriage, arrachage de cheveux, lignes droites et petits ponts, cantine, sieste sans doudou, dînette (chut !), puzzles, toboggan, l’heure des mamans. « Bouboule de poils », yeux humides, cheveux en bataille, l’écharpe introuvable, surpris de la présence de Papa. Bain, soupe, histoire, dodo.
Calcul, récitation, lignes d’écriture, cantine, chewing-gum dans les cheveux, lecture, initiation à l’anglais, éducation civique, éveil corporel, l’heure des mamans. « Bambouboula », cheveux humides, cartable à roulettes, le jean en lambeaux, indifférent aux gesticulations de la baby-sitter. Télévision, bain, hachis Parmentier, histoire, dodo.
Arithmétique, composition écrite, histoire-géographie, anglais, cantine, coups de ciseaux capilloportés, géométrie variable, expression orale, verbes anglais irréguliers, l’heure des mamans. « Frisboule », lèvres humides, chevelure incomplète, le cartable sans roulettes, déçu du recours au car scolaire. Devoirs, jeu vidéo, douche, pizza, télévision, dodo.
Et ainsi de suite jusqu’à mes vingt-cinq ans : du cartable d’une tonne au parapheur cachectique ; de brimades inoffensives en insultes typiques ; du bon point au diplôme d’ingénieur en travaux publics (merci Papa). De la chambre bleue à la maison bleue via la chambre universitaire et le studio en colocation.
Et puis, en lieu et place du sourire de Maman, celui d’une belle à la peau diaphane (quel contraste !) et aux yeux bleu piscine, avec un cœur en or et content de la perspective : l’union pour toujours avec celui de « son Doudou ». Moi ! Pas « le frisé », pas « la religieuse au café », pas « Bananiagrota », mais « son Doudou », pour la vie entière. La promesse de beaucoup d’amour. Sur le papier.
Réveil, douche, boulot (cubes de béton). Cantine, réunions (crêpages de chignon civilisés). L’heure du bus. Ménage, paperasse (déclinaison d’emmerdes à l’infini), pâtes (déclinaison de recettes à l’infini), télévision (déclinaison de programmes à l’infini), sexe (déclinaison de… non, pardon, pas là), dodo. Enfin le bonheur, une nouvelle vie !
Nuit noire, veille de promotion professionnelle, veille de demande officielle en mariage, et évidemment un chauffard à 110 km/heure, tout rond, dans une rue à 50, avec passage piéton. Dessus, moi. Invisible.
Dernière vision, identique à la première : des blouses blanches. La lumière au bout du tunnel. Tout ça pour ça !
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